"Man goes to doctor. Says he's depressed. Says life seems harsh and cruel. Says he feels all alone in a threatening world where what lies ahead is vague and uncertain. Doctor says, 'Treatment is simple. Great clown Pagliacci is in town tonight. Go and see him. That should pick you up.' Man bursts into tears. Says, 'But doctor…I am Pagliacci'." •] [•

Joker. En voilà un projet qui a su faire parler de lui ! D'abord très discret, le voile entourant le film s'est ensuite levé avec une vague de photos qui a émergée soudainement, avec en prime un très court teaser dévoilant un premier aperçu de Joaquin Phoenix en costume et enfin une première affiche, suivie de près par une première bande annonce.

Celle-ci m'avait laissé une impression des plus étranges puisque, d'une part, j'avais, et je ne pense pas avoir été le seul, tout sauf l'impression de regarder la bande annonce d'un film s'inscrivant dans un univers de super-héros. Comme l'avait expliqué le réalisateur, Joker s'intéresse avant tout à la psychologie du personnage et pourrait être présenté comme un film d'auteur marchant sur les pas de Taxi Driver. Il est, en effet, difficile de ne pas penser au film de Scorcesse en regardant les premières images tant elles transpirent de cette ambiance oppressante et réaliste (sans compter que Robert de Niro figure au casting). Une véritable descente en enfer psychologique et violente (avec le rated R, ça aide), où l'action ne semble pas être le mot d'ordre, nous était promise et c'est cette approche si différente, bien que déjà aperçue avec Incassable de M Night Shyamalan, le film de super-héros réaliste, qui a piqué ma curiosité (cela étant dit, mon intérêt atteignait déjà une certaine proportion lorsque Joaquin Phoenix a été choisi pour incarner le Clown Prince du crime).

D'autre part, bien qu'elle donnait un aperçu très concret de ce à quoi allait ressembler le film, cette première bande annonce n'avait quasiment pas changé mon état d'esprit : je demeurais très curieux mais mes réserves concernant la trame scénaristique du métrage persistaient. En vérité, j'avais peur que le film ne vaille le détour uniquement pour la performance de Phoenix, qui s'annonçait d'emblée impérial. En outre, le fait de vouloir raconter l'origin story de ce personnage en particulier n'allait pas sans risque. Pour ma part, contrairement à beaucoup de gens, cela ne me dérangeait pas mais je craignais que le scénario soit trop classique voire même bancal étant donné que qu'il a été réécrit pendant le tournage.

Tout ça pour dire que ce premier aperçu m'avait marqué sans pour autant m'aider à me faire un avis précis sur ce que je pouvais me permettre d'espérer. Paradoxalement, le fait d'en apprendre plus au fil des mois sur Joker ne nous aidait en rien (du moins, me concernant) à se faire une idée exacte de ce à quoi le résultat final pourrait ressembler (et la seconde bande annonce n'a pas été d'une grande aide non plus, si ce n'est qu'elle enfonçait le clou au niveau de l'influence qu'a joué King of Comedy, autre film (méconnu et pourtant très bon) de Scorcesse avec De Niro (décidemment) sur le métrage). Ce ressenti s'est d'ailleurs accentué lorsque Todd Phillips annonça qu'il ne s'était inspiré d’aucuns comics pour écrire le scénario. A la manière d'un château de carte qui s'écroule, tous les points d'accroche qui avaient pu être établis au regard de la bande annonce ont été balayés : ce que l'on s'apprêtait à découvrir allait être complètement inédit.

La promesse était, d'emblée, faite puisque, pour la première fois, le Joker allait, être le protagoniste principal d'une histoire (de son histoire, donc) et ce sans avoir le protecteur de Gotham dans les pattes, Bruce Wayne n'étant encore ici qu'un enfant. Si le Chevalier Noir a eu moult aventures en dehors de ses confrontations avec le Clown, ce dernier n'a jamais eu droit à son moment sous le projecteur (il y a même ici littéralement le droit en étant l'invité vedette d'un talk show), l'ombre de l'Homme Chauve-souris n'étant jamais bien loin lorsque les rires du lunatique résonnent dans les rues de Gotham (on serait tenté de mentionner le comics Joker de Brian Azzarello et de Lee Bermejo en guise de contre-exemple mais, là encore, Batman veille). On en viendrait presque à penser que le Joker ne pourrait exister sans Batman (la question est d'ailleurs clairement posée dans White Knight de Sean Murphy dont je vous recommande la lecture), les deux éternels ennemis étant présentés comme les deux faces d'une même pièce. En somme, le personnage du Joker ne vivait, jusqu'ici, que pour provoquer Batman, cherchant à chaque confrontation à le pousser à bout, et ce n'était que sous cet angle que le lecteur ou le spectateur connaissait le nemesis du Dark Knight. Partant, Todd Phillips, avec son film, sort complètement des sentiers battus en nous proposant une histoire qui fait table rase de ce que l'on sait sur le personnage et qui nous offre une intimité d'une toute autre ampleur avec ce dernier.

Dans le même ordre d'idée, Joker est très certainement le premier film s'inscrivant dans un univers super-héroïque à être passé par quelques festivals avant sa sortie, dont celui de Toronto. Le président de la Mostra de Venise a même prophétisé qu'il fera son chemin jusqu'aux Oscars ! Cela peu ne pas étonner dans la mesure où Black Panther avait, l'année passée, été nominé dans la catégorie des Meilleurs films mais, et tout à fait entre nous, je trouve cette annonce déjà plus rassurante et crédible (et pour preuve, le Clown a mis la main sur le Lion d'Or du festival italien) que de voir un block buster sans réelle saveur concourir pour obtenir la prestigieuse statuette..

Mais passons au cœur du sujet et attardons nous maintenant au film lui-même (avec du spoiler, cela va de soi) !

Et rentrons sans plus tarder dans le vif du sujet en évoquant la séquence de l'agression dans le métro qui est très certainement la plus intense du film. Cette dernière illustre le côté cold blooded du personnage et peut être assimilé à un craquement d'allumette car c'est ce triple homicide qui donne lieu à un véritable embrasement au sein des populations délaissées de Gotham. Malgré lui, Arthur Fleck devient, en effet, un agent du chaos et ce n'est qu'à la fin qu'il réalise pleinement l'ampleur du mouvement qu'il a suscité sans en avoir l'intention et qu'il va s'épanouir. Il m'a été difficile, à ce propos, de ne pas penser à la réplique de l'Alfred de Michael Cain "some men just want to watch the world burn" lorsque le policier qui escorte Arthur lui dit qu'il est responsable de cette débandade et que ce dernier lui répond, en regardant les voitures en feu, "isn't it beautiful?". C'est également durant cette séquence, qui aurait pu faire office de conclusion, que la solitude d'Arthur prend fin, solitude qui se ressent tout le long du film (notamment lorsqu'il rigole complètement en décalage par rapport à l'audience durant un one man show, le fait qu'il ait été adopté et que ses blagues ne font rire personne tant son humour est grinçant) : il réalise qu'il existe et qu'il n'est pas incompris. Il devient même un symbole érigé en héros martyre de la société par les manifestants masqués. Il y a ici un étrange jeu de miroir avec le Chevalier Noir qu'une réplique de The Dark Knight Rises illustre bien : "the idea was to be a symbol. Batman could be anybody". Cette conception du masque (thématique fondamentalement associée au Protecteur de Gotham) se retrouve dans le film lorsqu'on lit sur une pancarte d'un des protestataires "we are all clowns" mais aussi et surtout dans la scène où Arthur se fond littéralement dans la foule d'une rame de métro pour échapper aux policiers à ses trousses par le simple fait de porter un masque de clown (situation qui fait, au passage, beaucoup penser à la scène d'ouverture de The Dark Knight).

Etant donné l'effet de masse évoqué précédemment et la différence d'âge entre le jeune Bruce Wayne et Arthur, on pourrait être amené à penser que ce dernier n'est pas le véritable Joker et qu'il n'a été que l'inspiration du futur ennemi du Batman en devenir. Car oui, je dois bien reconnaître qu'il m'est difficile d'admettre le personnage d'Arthur Fleck est une version du personnage du Joker : certes il y a les rires, les cheveux verts, le costume et le maquillage mais cela semble ne pas suffire. L'idée de le présenter comme une victime de la société et même celle du rire pathologique, très alléchante sur le papier, ne sont peut-être pas appropriées pour le personnage. Prenons sa maladie par exemple : elle se manifeste par des fous rires nerveux incontrôlables lorsqu'Arthur se retrouve dans une situation de stress. Or, à aucun moment je n'ai eu l'impression d'entendre un rire de bon cœur, non provoqué, comme on peut l'entendre avec les Joker de Jack Nicholson ou d'Heath Ledger. Cela est problématique car ce qui caractérise le personnage, en dehors de son look sophistiqué et burlesque, c'est cette capacité à rire tout en torturant une personne ou juste après avoir commis un meurtre. C'est ce manque de folie chez Arthur, qui m'a semblé trop sur la réserve, qui a dû jouer un rôle dans mon appréciation de cette version du personnage. Pour tout vous dire (et je mesure pleinement la gravité du propos compte tenu de l'opinion générale), j'ai davantage retrouvé le personnage dans la composition de Jared Leto, qui est, à l'inverse, trop extrême et surjouée mais qui correspond déjà plus au clown prince du crime, ou du moins à l'image que j'ai de lui, (la réplique "if you weren't so crazy i'd think you were insane", qui a malheureusement été coupée au montage de Suicide Squad, illustre, à mes yeux, le mieux ce postulat) et il est regrettable de constater que les chances de le voir face au Batman de Ben Affleck sont désormais nulles (MAJ du 19 mars 2021 : Zack Snyder est venu, avec sa version de la Justice League, maladroitement remédier à cela avec une courte séquence opposant les deux éternels ennemis qui tease une suite apocalyptique qui ne verra jamais le jour, ce qui a pour effet de susciter une nouvelle frustration...).

Après, tout cela est très subjectif, j'en conviens : un peu comme la question portant sur le fait de savoir ce qui est drôle et ce qui ne l'est pas, qui revient à plusieurs occasions dans le métrage ("are you not supposed to be funny to be a comedian?" demande Penny à son fils), cela tient à l'appréciation de chacun. Il y a toutefois lieu de reconnaître l'effort d'avoir proposé autre chose que la chute dans un réservoir de produit chimique pour expliquer le pourquoi de la transformation de l'Homme en Clown. Partant, il s'agit d'une toute nouvelle origin story qui se démarque bien de celle proposée dans le comics Killing Joke, auquel le film ne fait quasiment pas allusion (on notera tout de même le fait qu'Arthur tente, avec quelques difficultés, une carrière de comédien et, bien sûr, le "I just had a really bad day" en guise de référence au comics d'Alan Moore).

En revanche, le fait que les parents de Bruce Wayne aient été tués durant la manifestation par l'un des protestataires fût une surprise à laquelle je ne m'attendais pas et, en y réfléchissant, une agréable surprise car, un peu comme dans le Batman de Tim Burton, le Clown est responsable de la naissance de l'Homme Chauve-souris. On peut même pousser le parallèle plus loin étant donné que les deux figures que sont le Joker et le Batman naissent ici en même temps : le premier en élargissant son sourire avec son propre sang, le second en étant le témoin impuissant du meurtre de ses parents. De même, le court face à face entre Arthur et Bruce n'est pas dénué de pertinence sur le plan symbolique puisque les deux protagonistes sont séparés par un portail qui peut être assimilé à la porte d'une cellule de prison. En outre, pour revenir à ce que je disais plus haut sur le jeu de miroir, il y a lieu de noter que le film est carrément border line en envisageant ouvertement une possible parenté qui pourrait liée Arthur à Thomas Wayne, ce qui a pour effet de brouiller davantage les limites entre les deux personnages cultes.

La question est plus ou moins tranchée à l'occasion d'une soirée gala organisée, de manière assez surprenante, en l'honneur de Charlie Chaplin. Sur ce point, en faisant directement référence au réalisateur de The Dictator, Todd Phillips tisse un lien entre l'univers de son film et notre propre réalité, ce qui illustre, là encore, une logique originale pour un tel film. La réplique d'Arthur Fleck "I used to think my life was a tragedy but now I realize it's a comedy" fait d'ailleurs beaucoup penser à la citation de Chaplin "life is a tragedy when seen in close-up but a comedy in long-shot". D'ailleurs, le titre Smile, une composition du réalisateur virtuose pour les Temps Modernes (les paroles ne sont, en revanche, pas de lui mais de John Turner et Geoffrey Parsons et ont été écrites en 1954, soit 18 ans après la sortie du film), figure parmi les titres de la bande son du film. La concernant, si j'ai trouvé que l'ambiance musicale, puissante et saisissante, se prêtait bien au métrage, la réécouter m'a fait réaliser que le choix d'avoir opté pour des sonorités pesantes, qui ne sont pas sans rappeler celles que l'on peut entendre dans A Ghost Story , ne relevait pas de l'évidence au regard du ton du film.

Mais, pour revenir à ce que je disais plus haut en ce qui concerne le fait que je n'ai pas su retrouver suffisamment le personnage du Joker dans Arthur Fleck, je dois bien reconnaître qu'il m'est difficile de m'ôter de l'esprit l'idée que le choix d'avoir pris pour scène Gotham n'était qu'un prétexte pour attirer l'attention. Pour dire les choses autrement et étant donné le postulat que l'univers du Chevalier Noir soit, finalement, si peu exploité, il est tout à fait possible de transposer le film à New York à la même période, c'est-à-dire dans les 1980's (Thomas Wayne, seul véritable repère, aurait pu être remplacé par un riche homme d'affaire quelconque). Si tel avait été le cas, le film aurait pu alors être rebaptisé The Clown et faire, malgré tout, l'objet de critiques élogieuses. Le tapage médiatique aurait été peut être moindre mais cela lui aurait été, très certainement, bénéfique (j'ai peur que Joker soit victime d'un effet de masse (réel cette fois), les gens criant à tout bout de champ au chef d'œuvre, comme s'ils se sentaient obligés d'aimer le film en raison du fait qu'il porte sur un personnage qui est tant apprécié). Ma perception est, là aussi, très subjective car il suffit d'évoquer, de nouveau, le Joker de Jared Leto, qui a été très vivement critiqué, en contre-argument. Et puis, après tout, même dans ce scénario alternatif, la prestation de Joaquin Phoenix n'aurait pas laissé indifférent et je suis convaincu que Todd Philipps n'avait pas pour idée première de surfer sur la renommée du grand ennemi de Batman : j'estime simplement qu'il aurait très bien pu s'en passer et faire son film dans une réalité encore plus proche de la nôtre (le fait que le film fasse référence à Charlie Chaplin ou encore à Frank Sinatra, avec le "that's life" et la chanson Send in the Clowns que l'on entend à au moins deux reprises, conforte, selon moi, parfaitement cette idée), au risque de faire un remake combiné de Taxi Driver et de King of Comedy.

Enfin, je m'en voudrais de ne pas vous faire part de quelques remarques que je n'ai pas réussi à intégrer plus en amont dans cet avis comme par exemple le fait que j'ai beaucoup apprécier que certaines répliques du Joker d'Heath Ledger résonnent dans le film telles que la fameuse question "why so serious?", qui peut trouver une explication dans le "my mother always tells me to smile and put on a happy face", et "oh and you know the thing about chaos? It's fair!", qui s'inscrit parfaitement dans la dimension "lutte des classes" qui est au cœur du film. La scène de King of Comedy dans laquelle Rupert Pupkin imagine être l'invité du talk show de Jerry Langford fût l'une des scènes du film de Scorcesse qui m'avait le plus marqué et j'ai donc pris grand plaisir à retrouver une scène qui lui est très similaire dans Joker lorsqu'Arthur prépare son entrée dans son appartement. J'étais également assez inquiet concernant le rôle de Zazie Beetz et son importance dans l'intrigue (je me souviens avoir fait de grands yeux lors de la scène où Arthur la suit sans que l'on sache vraiment pourquoi) mais j'ai beaucoup aimé le petit twist la concernant qui peut donner lieu à de nombreuses interprétations. Et je terminerais enfin avec cette réplique que j'ai trouvé sur la fiche du film IMDb dans la rubrique quotes : "better the blind man who pisses out the window than the joker who told him it was a urinal. Know who the joker is? It's everybody". Malgré les apparences (et surtout sur le fait que la dernière partie de la réplique est en raccord avec l'idée we are all clowns), cette réplique n'est pas tirée de Joker mais du film français Le Coup de Torchon de Bertrand Tavernier. Mais ce qui est fort, c'est que prise dans son intégralité, elle résonne, elle aussi, dans le film de Todd Phillips : "mieux vaut l'aveugle qui pisse par la fenêtre que le farceur qui lui a fait croire que c'était l'urinoir. Et tu sais qui c'est, le farceur ? Ben c'est tout le monde. Tous les fils de garces qui regardent ailleurs quand la merde te dégringole dessus. Tous les salopards qui se prélassent dans le pognon, un pouce dans le trou de balle et l'autre dans la bouche en priant le ciel pour qu'il leur arrive rien. Tous ces empaffés de bourgeois soi-disant faits à l'image du bon Dieu, si c'était vrai, j'aimerais pas le rencontrer par une nuit sans lune, celui-là...".

En résumé, Joker est un film porté par un Joaquin Phoenix habité par le personnage, livrant à cette occasion l'une de ses performances les plus marquantes, qui propose une véritable relecture du Clown prince du crime et qui m'aura dans l'ensemble convaincu bien que je ne sois pas parvenu à retrouver la vision que j'ai de l'univers de Batman ou du personnage éponyme ! 7/10 !

[MAJ du 31 mars 2022] : j'ai cédé face à l'agacement que suscite le souvenir que j'ai de ce film (Todd Philips qui se donne des airs de réalisateur d'auteur alors qu'il ne s'est vraiment pas foulé dans le fond) en revoyant ma note... 5/10 !

vic-cobb

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