Bien entendu, on ne peut que se réjouir du succès du film dans l'univers blockbuster de 2019.
Tout ce qui a été dit sur la capacité d'un bon comics à décrire précisément l'époque dans laquelle il s'inscrit, sur l'interprétation habitée de Joaquin Phoenix, ou sur la tonalité grinçante du propos, est éminemment valable.
Pour autant, l'enthousiasme quasi-général mérite sans doute un ou deux (forts) bémols qui seront certainement généralement admis quand les semaines (ou mois) qui viennent auront fait fondre le glaçage de hype qui enrobe la sortie du four de ce gâteau sympathiquement amer.
Le traitement visuel de l'ensemble, parfaitement surprenant de la part d'un Todd Phillips qui nous avait habitué à de très éclairés et lumineux very bad trips, serait parfaitement convainquant si cette délicate sensation de recherche permanente du moment iconique n'était pas omniprésente. On sait par exemple que l'utilisation du ralenti est dans 99% des cas au mieux inutile, au pire putassier, et nous frôlons l'un et l'autre à de nombreuses reprises.
La systématisation du plan net dans un univers flou frise lui aussi la recette. Une désagréable impression, au fond, de visiter le portfolio de maitre GIF.
Rien de totalement condamnable si l'on étalonne ce genre de reproches par rapport à la bouillie numérique habituelle d'un film de super-héros, mais cette mise au point permet peut-être de trouver la bonne distance entre ce que le film vaut vraiment et le concert de louange que l'on lui adressé depuis sa sortie: si on se place d'un point de vue d'un film de supers-héros, c'est nettement au dessus de la moyenne, mais du point de vue d'un authentique chef d'oeuvre récompensé dans un festival, c'est quand même légèrement décevant.
Le scénario comporte lui aussi une faille globale qui empêche le projet de trouver sa place au firmament de la pop culture. Il n'est d'ailleurs pas inintéressant de constater que, d'un certain point de vue, le film pêche là où précisément le Nolan avait fait mouche. Ce que j'évoque ne concerne pas des détails de narration, généralement ici plutôt très bien imbriqués, comme par exemple l'intégration fort convaincante des fantasmes d'Arthur dans l'implacabilité de son quotidien sordide.
Le problème se situe plutôt du côté de la linéarité et du manque de gradation de la folie d'Arthur, qui présente quelque chose de parfaitement balisé et attendu. Le film ne nous prend jamais au dépourvu, et ne touche jamais à l'essence d'un chaos que le Dark Knight était arrivé à frôler. Nous voyons à l'écran ce que nous imaginions déjà de la psychopathie d'un vilain, dont l'apparente complexité ne nous est en rien fondamentalement étrangère.
En fait, Joker est un film gentil sur la méchanceté, sage sur la folie (ce qui arrive à Sophie, la gentille voisine est sagement mis de côté: à nous d'imaginer le pire si l'on souhaite le film plus subversif).
Ce qui n'enlève rien à son ambition et à ses réussites, mais en limite sacrément la portée.
La parfaite interprétation de Joaquin, éternel phoenix renaissant de combustions multiples de matières très organiques, n'est là que pour enfoncer le clown: sa mise en danger est avant tout physique et ne bouleverse pas fondamentalement ce dont on l'imaginait capable (yet, we knew it: for a good rôle, Jo care).
Après tout, peut-être que je tatillonne pour de mauvaises raisons, et que tout simplement, l'univers DC, c'est pas m'Arkham. Parce qu'une origin-story de super-vilains comme de super-héros reste assujettie aux mêmes principes d'extrême-droite: il faut que la racaille (même en col blanc) harcèle sans être punie pour que le désir d'auto-justice éclose. Peut-être ne suis-je pas assez sensible aux gilets jaunes ou aux clowns tristes, ou juste désormais à ce genre de cinéma: plus Caine que Wayne, plus Peck que Fleck.
Du coup, bien embêté, quand on me demandera ce que j'ai pensé du film, j'utiliserai mon joker.
TheGeekerThing