Dans L'Aventure de Mme. Muir, c'est la mise en scène qui, avant les personnages eux-même, décide de nous faire croire en l'existence d'un autre monde que le notre. Un plan m'a très fortement marqué et touché au tout de début du film. Mrs. Muir a un coup de cœur pour une vieille maison en bord de mer que le promoteur immobilier refuse d'abord de lui faire visiter. Devant son insistance, il accepte la visite. Au moment où ce plan arrive, le fantastique n'a pas encore surgi dans le récit, on est tout au plus intrigué par la gêne de l'agent immobilier et le mystère de cette maison ouverte aux quatre vents. Pendant la visite survient le plan en question. On est d'abord dans une valeur de cadre typique des films hollywoodiens de l'âge d'or : valeur objective, cadre général, un peu en hauteur. Mrs. Muir, curieuse de la demeure, se presse pour ouvrir la porte de la salle à manger. La caméra épouse alors le mouvement de Gene Tierney et plonge en travelling avant dans la pièce pour se resserrer sur l'ouverture de la porte. Apparaît, nimbé dans l'obscurité, le visage éclairé du Capitaine Gregg, avec en amorce la nuque de Mrs. Muir qui regarde à l'intérieur de la pièce. La musique de Bernard Hermann marque l'effroi. Les plans qui suivent font retomber la tension : ce n'était qu'un tableau à l'effigie du capitaine Gregg. Mais d'un simple mouvement de caméra, le fantastique a fait irruption dans le film, bien avant les manifestations concrètes du fantôme dans la suite de la séquence. En dehors de sa beauté et de sa virtuosité ; ce plan est aussi bouleversant dans ce qu'il raconte du lieu et des personnages. C'est le mouvement qui me touche, cette caméra qui avance, qui perce le secret d'un lieu qui ne dit pas encore son nom. Le mouvement est d'ailleurs induit par la curiosité et l'attirance singulière de Mrs. Muir pour cet endroit : il épouse son geste, l'ouverture de la porte, puis sa direction de regard. On est à la fois dans son point de vue et au-delà de son point de vue : Mrs. Muir se rassurera ensuite en se disant qu'elle n'a vu qu'un tableau, mais le spectateur, lui, sait déjà que c'est autre chose que nous avons vu, un autre degré de réalité. Mrs. Muir ne peut faire confiance qu'en sa vision personnelle et unique ; le spectateur, lui, a le mouvement, la musique, le découpage : c'est comme si chaque plan induisait un autre niveau de réalité, approfondissait encore et encore ce fragile rapport au réel. C'est la mise en scène qui nous donne à croire, avant tout le monde, à l'existence du fantôme de Gregg.
La composition finale me touche aussi beaucoup : il ne reste que l'obscurité, et les deux visages de Mrs. Muir et Capitaine Gregg qui se regardent, par delà la séparation entre la vie et la mort. Ils sont déjà tous les deux, réunis malgré la séparation entre les deux mondes. Toute la romance fantastique qui se dépliera ensuite est déjà là. Et déjà, nous y croyons, alors que le récit n'a pas encore basculé ! Hitchcock et Mankiewciz sont les deux cinéastes de cette époque qui m'ont fait comprendre la suprématie de la mise en scène pour inventer un monde. Ici, c'est d'autant plus fort que c'est un autre monde que le notre que Mankiewicz fait exister.
Ce plan fait écho avec une autre séquence sublime, vers la fin du film. Gregg ne peut pas lutter contre l'attirance de Mrs. Muir pour un homme bien vivant, alors il décide de disparaître, de quitter sa maison et sa vie. Pendant qu'elle dort, il lui dit qu'en se réveillant, elle aura l'impression d'avoir rêvé. Tout le reste du film, Mrs. Muir aura donc l'impression d'avoir rêvé, mais nous, spectateurs, avons assisté à l'adieu de Gregg, nous savons que son fantôme existait, du moins Mankiewicz en fait le pari avec nous.
C'est un film qui me bouleverse, car il utilise le fantastique pour parler du passage du temps, de la solitude, des regrets de ces vies qui n'ont pas été vécues. Mais ces vies qui n'ont pas été vécues sont peut-être vraiment là, parmi nous, cachées dans les plis du temps – recluses dans un grand tableau accroché au mur de la salle à manger, et qui ne demandent qu'à être vécues pour de bon. Et tous ces plis temporels et spatiaux, c'est la mise en scène qui les dessine et nous les rends palpables, concrets. C'est un film qui m'a fait comprendre énormément de choses sur le cinéma et le fait qu'il s'apparente au genre fantastique n'y est sans doute pas étranger : avec Mrs. Muir, j'ai compris que le cinéma n'était qu'une question de mise en scène ; et que la mise en scène n'était qu'une question de croyance.