Peu de mots sont nécessaires pour qualifier le premier film de Tarkovski, et les analyses qu’on peut en faire ne parviendront pas à signifier clairement la stupéfaction qui prend le spectateur face aux images qui le composent.
Film sur la guerre et sur l’enfance, L’enfance d’Ivan confronte deux univers, celui de l’enfance qui ne demeure plus qu’un souvenir et se véhicule par le rêve, et celui des adultes qui combattent. Ivan, orphelin dont la seule raison de vivre va devenir son dévouement au combat, est un être dont on a amputé l’humanité, martyr héroïque, à l’image de ces restes d’images pieuses qu’on retrouve sur les murs en ruines des maisons bombardées. Ivan est la détermination, tendu vers la lutte et la résistance avant que la maturité ne puisse générer l’instinct de survie et la peur.
Autour de lui, un monde qui tente de vivre, le plus souvent clos dans un abri souterrain qu’on explore de façon aussi exhaustive que la maison d’enfance dans Le Miroir, et dont on finit par avoir le sentiment d’être un des occupants. Débats sur l’engagement, idylle naissante avec Macha, écho aux jeux innocents de l’enfance entre Ivan et le petite fille de ses souvenirs sur la plage, l’humanité mutilée continue d’avancer… le plus souvent vers le front.
L’extérieur, de boue et d’eau, est aussi hostile que splendide. Le ciel strié de fusée d’alarme dirige notre regard vers la désolation, la ruine, des plans d’eau infinis dont la surface épaisse efface le passage ou au contraire en garde les traces, danger évident pour l’enfant éclaireur. Les restes d’humanité, telle une porte sans mur claquent au vent sans écho.
Cette noirceur crépusculaire se double cependant d’une fascination totale pour l’image qui la restitue. Chaque plan est un tableau ; la composition de l’image, la progression d’un panoramique faisant surgir un arbre ou une poutre en feu au premier plan, tout est somptueux. Le noir et blanc, d’une brillance extraordinaire (chapeau, au passage, à la restauration de Potemkine) achève la recherche esthétique. La profondeur de champ dans une forêt de bouleau, dans le bâtiment bombardé ou la tranchée, invite le regard vers un point de fuite qui donne autant de fond que de sens supplémentaire.
Retour à l’enfance par des séquences oniriques d’autant plus belles et poétiques qu’elles sont le contrepoint d’une réalité sordide, méditation sur l’homme victime de la guerre dont il est le seul responsable, L’Enfance d’Ivan est un chef d’œuvre qui provoque très précisément ce que le protagoniste ne cesse de faire avec son film intime, celui de sa mère et de ses jeux d’enfance : il nous impressionne au point de faire de notre expérience de spectateur des souvenirs fondamentaux, que nous avons la chance, grâce au réalisateur, de pouvoir revoir à volonté.
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