Dès la scène d'ouverture, L’État des Choses nous propose les deux thèmes majeurs de la filmographie de Wim Wenders, le cinéma et le voyage. Dans ce pré-générique, le cinéaste allemand nous plonge dans un film à l'intérieur du film, sorte de mise en abyme qui sera un des procédés majeurs de ce long métrage. Ce film, intitulé The Survivors, est manifestement une œuvre de science-fiction post-apocalyptique où un groupe de survivants voyage tant bien que mal au milieu des restes cadavériques d'une civilisation dévastée. Un voyage qui a un but, arriver à l'océan, synonyme de survie. C'est là que le voyage et le tournage s'interrompent de concert.
Comme dans la grande majorité des films de Wenders, le personnage principal de L’État des Choses est un voyageur. Il le dit lui-même, vers la fin du film : « Je suis chez moi nulle part, dans aucune maison, dans aucun pays ». Mais ici, le voyage se brise brutalement sur une plage du Portugal. Le producteur du film a disparu, l'équipe est à court de pellicule, le tournage est donc suspendu jusqu'à nouvel ordre. Et c'est cette suspension qui constituera la majeure partie de L’État des Choses. L'équipe du film, désœuvrée, doit passer son temps comme elle le peut dans un hôtel qui ressemble à un bunker abandonné.
Après cette séquence d'ouverture qui nous montre The Survivors, le film va donc se diviser clairement en deux parties d'inégales longueurs. Dans la première, la plus longue, Wenders va prendre son temps pour nous montrer les réactions de ses personnages face à cette situation si spécifique. Le rythme, très lent, colle parfaitement à l'état où se trouve l'équipe du film : un état d'attente où le temps semble s'étirer de façon insupportable pour certains. Chacun essaie de faire passer le temps, au sens propre de l'expression, mais la situation extrême où ils se trouvent plongés bien malgré eux entraîne forcément des questionnements, voire des accusations.
La seconde partie découle logiquement de la première : le réalisateur, Friedrich Munro (Patrick Bauchau), au lieu d'attendre inutilement un retour plus qu'hypothétique du producteur, décide de partir à sa recherche à Los Angeles. Le voyageur reprend la route dans l'objectif de sauver son film. Le rythme change catégoriquement, les scènes sont plus courte, tout semble s'accélérer alors.
Film sur le voyage, L’État des Choses est aussi un film sur le cinéma. Et là, Wenders ne se contente pas de filmer une équipe en train de faire un film. Il fait petit à petit disparaître les frontières entre fiction et réalité, entre le film et le vrai monde.
D'abord, c'est la frontière entre le film The Survivors et la réalité de l'équipe qui devient poreuse, lorsque l'un des techniciens affirme : « ce sont nous, maintenant, les Survivants ».
Mais surtout, c'est la distinction entre la fiction de L’État des Choses et notre réalité qui s'efface. Ainsi, le directeur de la photographie, Joe Corby, est interprété par Samuel Fuller. Mais Wenders joue sur la confusion entre le personnage et son interprète, et, au détour d'une scène, on retrouve Corby en train de raconter le tournage des 40 Tueurs, de Samuel Fuller. Il est intéressant de constater également l'abondance d'appareil photo et de caméras : de nombreux personnages prennent les autres en photo ou posent pour des vidéastes amateurs. Un des membres de l'équipe s'amuse à raconter son enfance en la jouant de façon comique. Deux gamines parcourent tout l'hôtel en se prenant pour des héroïnes de films. Mieux : une partie des événements qui se déroulent dans cet hôtel semblent être adaptés d'un roman, et pas n'importe lequel : The Searchers (La Prisonnière du Désert) d'Alan LeMay.
Ainsi, L’État des Choses est un film de cinéphile. Les références abondent, à commencer par la présence de Samuel Fuller et Roger Corman. Le nom du réalisateur, Friedrich Munro, est une allusion transparente à F. W. Murnau, le réalisateur de Nosferatu et L'Aurore, mais le cinéaste est également surnommé Fritz (ce qui renvoie à l'autre géant du cinéma germanique, Fritz Lang). Nous avons des clins d’œil aussi bien au western qu'au film de gangsters, au road movie et à la science fiction des années 50.
L'ensemble fait de L’État des Choses un film surprenant et inattendu. Un hommage au cinéma aussi bien qu'une mise ne garde contre une « hollywoodisation » à outrance du 7ème art, où des producteurs pas toujours scrupuleux prendraient l'avantage sur les réalisateurs et les dépouilleraient des moyens nécessaires pour pratiquer leur art.