Lorsqu’on voit l’importance des thèmes de la culpabilité, du choix et des frontières poreuses entre le bien et le mal qui occupent les films précédents de Kurosawa, il est peu surprenant de le voir s’attaquer à l’adaptation de Dostoïevski. Face à l’un de ses romans les plus profus, le cinéaste opère une série de choix assez intéressants. Dans un Japon contemporain, tout au long d’un hiver qui ne finit pas de geler la terre et de s’accumuler sur les toits, il resserre résolument le cadre pour filmer au plus près son personnage principal, l’idiot et les ravages qu’il occasionne sur un trio qui deviendra quatuor dans la deuxième partie.
Très littéraire, voire théâtral, le film s’articule autour de grands blocs séquentiels qui se délaissent progressivement des seconds rôles. Au départ, une foule assiste aux enjeux sociétaux, à savoir le mariage et l’argent, qui s’annulent ou finissent dans le feu. La construction alternée d’échanges intimes en gros plan sur les visages tend à faire oublier le nombre d’auditeurs, qui ressurgissent de temps à autre et créent un intéressant déséquilibre attestant de la maitrise du cinéaste.
Le mystère de l’homme, son rapport à la faute et sa soif de rédemption, la passion qui le ravage et ses impossibles choix avaient obsédé Dostoïevski. Pour retranscrire ces flux et reflux, Kurosawa fait de son personnage un voyant hors pair : à plusieurs reprises, on est embarrassé de la façon dont il dévisage les gens, mise en abyme évidente du rapport entre le cinéaste et ses personnages. A la lisière de l’expressionisme, le visage dilaté de Masayuki Mori, contrepoint au regard dur et à la voix caverneuse de Mifune composent la partition de toutes les émotions, d’autant que ce duo se retrouve dans son versant féminin avec les personnages de Taeko et Ayako.
Les scènes de discussions, très longues, oppressent autant les personnages que les spectateurs, et il faut reconnaitre que le film peut s’avérer pesant sur ses 2h45 (qui apparemment auraient en outre subi des coupes des producteurs…). En guise de respiration, Kurosawa offre des séquences d’échappées vers l’extérieur dont il a le secret : l’errance urbaine avant la tentative de meurtre et la crise d’épilepsie, et surtout un bal masqué sur glace aux flambeaux de toute beauté.
Fondé sur les contrastes, entre une épaisseur verbale presque opaque et des séquences plus contemplatives (à l’image du thé avec la mère du personnage interprété par Mifune, poétique et humble), L’Idiot est un film exigeant, mais qui restitue avec une réelle vibration les explorations complexes de la psyché humaine par le maitre russe.
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