La Grande Illusion est un de ces chefs-d'œuvre intemporels qui accaparent votre esprit sans relâche. Je pèse mes mots et je dis cela sans emphase : si elle a trait de prime abord à la Première Guerre Mondiale, l'œuvre de Renoir est un monument du cinéma mondial dont la portée dépasse largement le cadre — thématique, historique et temporel — du sujet initial. On a là un film de guerre qui laisse les batailles en hors-champ, constituant peut-être ainsi la première des « illusions », l'une des plus évidentes : a-t-on à faire à un film dit « de guerre », historique et empreint de réalisme, ou bien serait-ce plutôt une fiction romancée un peu fleur bleue, une version édulcorée des événements de 1914-1918 ? Il faut pour répondre à cette question replacer le film dans le contexte de l'année 1937 : Hitler est au pouvoir depuis quelques années déjà, la Seconde Guerre Mondiale est sur le point d'éclater, mais le nazisme n'a pas encore atteint son apogée et, de ce fait, il n'a pas encore « simplifié », en quelque sorte, les relations militaires entre patries ennemies. Ce que raconte La Grande Illusion n’est donc pas le fruit de l'imagination du scénariste Charles Spaak mais bien la réalité quasi-historique d'un microcosme bien particulier.
Le film se déroule en trois parties (la dernière étant peut-être la moins réussie), principalement dans des prisons allemandes réservées aux officiers français capturés, en 1916. Comme le dit un des personnages, la guerre peut se faire « poliment » dans ces camps à l'ambiance apaisée, alors qu'à quelques centaines de kilomètres de là, la bataille de Verdun fait rage et mêle le sang des poilus à la boue des tranchées. Le capitaine de Boëldieu (Pierre Fresnay, bel aristo british) et le commandant von Rauffenstein (magnifiquement interprété par Erich von Stroheim, plein d’ambiguïté) ont beau être opposés dans cette guerre, ils partagent cette vision aristocratique et chevaleresque des faits d’armes : le capitaine expliquera même que « pour un homme du peuple, c’est horrible de mourir à la guerre. Pour vous comme moi, c’est une bonne solution ». Ils n'ont d'autre destin que de mourir au combat là où le lieutenant Maréchal (Jean Gabin, excellent), en bon représentant du peuple héritier de la révolution, veut croire au devoir patriotique, à la défense de la nation et de la démocratie pour laquelle ses ancêtres ont payé un lourd tribut. Voilà l'illustration d'une autre grande illusion : ce ne ne sont pas les nationalités, les guerres ou les frontières qui divisent les Hommes mais bien les classes auxquelles ils appartiennent. La guerre, au contraire, contribue à leur rapprochement et met — en apparence seulement — un vernis sur les barrières sociales qui existaient dans la société civile : « chacun mourait de sa maladie de classe s’il n’y avait la guerre pour réunir tous les microbes » s'exclame de manière ironique et lapidaire un des personnages.
« La Grande Illusion, écrivait François Truffaut, est construit sur l'idée que le monde se divise horizontalement, par affinités, et non verticalement, par frontières. » De là l'étrange relation du film au pacifisme : la guerre, aussi terrible soit-elle, abat les frontières de classe. Il y aurait donc des guerres utiles, comme les guerres révolutionnaires, qui serviraient à abolir les privilèges et à faire avancer la société. Mais La Grande Illusion est avant tout une œuvre éminemment humaniste et antiraciste qui, à ce titre, poussera Louis Ferdinand Céline à exprimer son aversion pour le film dans le pamphlet antisémite Bagatelles pour un massacre. Selon Céline, le film était d'une logique tellement rigoureuse qu'il en devenait dangereux, de par son impact sur « la question juive » dans l'opinion publique. Il est par ailleurs amusant de noter la capacité fédératrice du film qui a su regrouper, à l'époque, des critiques quasiment unanimes d'un extrême à l'autre, des franges humanistes et pacifistes aux catégories les plus patriotes de la société française de l’entre-deux-guerres. Allusion à une autre illusion, parmi les nombreuses autres interprétations que l'on peut donner au titre du film et qui nourriront nombre de mes réflexions futures.
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Merci à celui qui (peut-être) se reconnaîtra.
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N.B. : Je renâcle généralement à l'idée de faire de la pub, mais sachez que le Blu-ray édité par StudioCanal est une vraie perle. La qualité de la restauration (image & son) et le contenu additionnel (commentaires concis et intéressants, court-métrage supplémentaire, informations sur la restauration et le traitement des négatifs endommagés avec le concours de la cinémathèque de Toulouse, etc.) sont excellents. Je retiens en particulier l'intervention éclairée d'Olivier Curchod (historien du cinéma et spécialiste de Jean Renoir) sur le succès et les controverses du film.