Cette critique s'appuie sur la dernière scène.
Whiplash servait finalement de préparation à l'aboutissement du cinéma pourtant jeune de Damien Chazelle, qui affiche avec La La Land toutes ses capacités de réalisation, d'écriture et de réflexion, élevant bien au delà du simple divertissement son hommage au jazz en général, couplé ici à un regard nouvellement mature, presque désabusé, sur une industrie du cinéma loin des rêves et des attentes.
De cette comédie musicale faussement considérée comme un feel-good movie ressort un drame à la justesse inattendue, d'une sobriété surprenante (malgré quelques excès de pathos au moment d'un dîner qui en dit trop sur ce qu'il doit montrer) et porté par deux acteurs phénoménaux, de Ryan Gosling superbe en looser au charme fragile d'une Emma Stone très juste dans son rôle de personnalité partagée entre deux mondes, deux évolutions de vie possible.
Le fait qu'ils dansent, jouent et chantent leurs passages chorégraphiques ajoute à l'histoire d'amour un réalisme paradoxal, qu'on n'arrive plus à situer, à déterminer comme un cadre réel ou surréaliste : la scène du lampadaire, hommage évident à Chantons sous la pluie, oscille tellement entre l'onirisme et l'hallucinatoire qu'on finit happé par cette performance pourtant loin du professionnalisme habituel des comédies musicales avec de grandes stars, le chant et la danse étant exécutés avec suffisamment de sincérité et de talent d'acting pour mieux se concentrer sur l'importance de la scène dans leur vie que le manque de rigueur de leur duo.
Cette sincérité d'exécution se répercute autant dans le jeu des acteurs que la beauté du propos partagé, à visée évidemment autobiographique : c'est alors qu'on se rend compte que se retrouvent, dès les deux premiers films de Chazelle, des thématiques dramatiques gravitant autour des rêves et de la volonté de devenir célèbre, selon lui inconciliable avec l'épanouissement d'une vie sentimentale souhaitée.
Que ce soit dans Whiplash, avec la musique qui prend le pas sur l'amour, ou dans ce La La Land, qui propose une autre version de la séparation, plus réaliste, sans non-dits, claire et désastreuse : ici, les personnages, sachant qu'ils ne pourront être ensemble et réaliser leurs rêves, sont forcés de prendre deux chemins bien différents, et c'est en connaissance de cause qu'ils le font, comme s'ils n'avaient d'autre choix que d'accepter une superbe destinée personnelle, puisqu'éloignée de cette âme soeur en gardant à l'esprit qu'ils s'aimeront toujours comme au premier jour, mais sans plus se le dire, ni même se le montrer.
Les destins divergent mais ils restent liés, chez Chazelle, par un passé plus ou moins glorieux qui conduira, par le refus d'un cinéma feel-good aux happy-ending attendus, à l'inévitable déchéance des sentiments, accompagnée d'une nostalgie magnifiquement montrée, et d'une idéalisation de la solitude caractérisant à la perfection le personnage profond d'un Gosling qui trouva là l'un des rôles les plus intéressants et fouillés de sa carrière.
Cette scène, pourtant prévisible, de la visite de Stone dans le club de Gosling, bras dessus bras dessous avec son nouveau compagnon, tient de l'exultation de cette nostalgie qui réprime l'art des deux protagonistes, tout en servant de terrible rétrospective sur les erreurs et les remords de la vie : l'ultime regard qu'ils se lancent, accompagné d'un sourire muet sous-entendant plus de choses que n'importe quel dialogue habituel des comédies romantiques, donne la voie à la plus belle fin qu'on pouvait attendre, alliant toutes les thématiques traitées jusqu'ici en une séquence imaginée portée par une poésie à la limite de la grâce, le réalisateur/scénariste alliant avec une maîtrise complète hommage à ce pan du cinéma disparu et regret de ne pas s'être aimés sans rêves, plutôt que de vivre leur rêve en regrettant la disparation de cette relation transcendantale.
La séparation comme source d'avancement dans la carrière artistique et la renommée dans le milieu se pose ainsi comme la principale thématique de l'oeuvre, qu'elle va filer tout du long de touchantes comparaisons avec le milieu du cinéma, intelligemment lié à celui du jazz, auquel l'artiste rend un hommage encore plus profond et abouti que dans son très bon Whiplash, mais aussi de ces morceaux chantés et dansés placés de façon pertinente, ni trop discrets ni trop envahissants, qui sauront se faire la malle lorsqu'adviendront les moments les plus tragiques, et se pointer en force aux démonstrations de complicité, de complémentarité.
Là où Whiplash dissertait du dépassement de soi, La La Land traite avec une grande mélancolie du dépassement de l'autre pour imposer sa personnalité, son art : là où Stone se cherche, inconsciemment, une figure de mentor artistique comme J.K Simmons pouvait l'être pour Miles Teller, Ryan Gosling s'empare du rôle presque à contre-coeur, plaçant sur les rails de son avenir une dame à l'avenir certain qu'il ne voudrait surtout pas entraver.
La notion du sacrifice en non-dits, qui héroïse clairement la figure solitaire du personnage de Gosling, trouve son paroxysme dans cette dernière scène digne des plus belles histoires d'amour, que seul le cinéma peut nous proposer. Couplée à cette sublime photographie du génial Linus Sandgren, cette histoire humaine et touchante de la déchéance d'un couple en vue de l'élévation de leur destin individuel se pose comme un ovni désabusé au sein d'une production habituellement plus proche de l'happy-ending attendu, de la résolution forcée des intrigues pour les conclure sur des notes de gaieté, qui sous couvert de nous proposer une conclusion absolument terrible, nous dévoile au final l'une des plus belles histoires d'amour du cinéma moderne, et l'une des comédies musicales les plus réussies jusqu'ici, tant elle a conscience de ses failles chorégraphiques, les assume en nous proposant tout autre chose, un regard mature, moderne, revivifiant d'un genre jusqu'ici tristement repris.
Le but de cette fin, d'en doutons pas, est de rappeler qu'il ne sert à rien de rester coincé dans le passé : le jazz n'est-il pas, après tout, simplement un regard tourné vers l'avenir?