Je ne vais pas revenir une fois de plus sur le problème des adaptations de romans en film. Cependant, aux problèmes habituels de transposition du littéraire au cinématographique, il se rajoute parfois d'autres problèmes inhérents à certains auteurs.
Prenons par exemple le cas de Stephen King. Intronisé depuis les années 80 comme le « maître du fantastique » et « le roi de l'horreur », le bonhomme se retrouve de nos jours emprisonné dans cette image ô combien réductrice de son univers. Car si le fantastique existe chez King, c'est simplement comme révélateur de la psychologie des personnages. Si l'horreur fait de temps en temps son apparition (de moins en moins, il faut le reconnaître), c'est simplement parce qu'elle est enfouie en chacun de nous, parce que vivre dans une société de désirs et de frustrations rend notre colère de plus en plus violente. King est avant tout l'auteur d'un formidable portrait critique de son Amérique, entre concurrence exacerbée, addictions diverses et fanatisme violents. D'ailleurs, ses meilleurs romans sont souvent ceux qui décrivent toute une société, toute une ville qui s'enfonce dans l'auto-destruction (Bazaar, Salem, Dôme...).
L’œuvre de King est également une grande autobiographie à peine masquée. De nombreux romans s'inspirent directement de sa propre vie (Duma Key), de ses propres frayeurs (Simetierre, Sac D'Os), et il se met même en scène dans son cycle de La Tour Sombre.
De la fin des années 70 jusqu'au milieu des années 80, King publiera cinq romans (Chantier, Running Man, Marche ou crève, La peau sur les os et l'excellent Rage) sous le pseudonyme de Richard Bachman ; il poussera la supercherie jusqu'à donner un visage à ce pseudo (en l’occurrence celui de son assureur). Se sentant gagné par une sorte de schizophrénie (il faut dire que le King abusait pas mal de certaines substances, pas toujours légales), il décide de tuer Bachman.
C'est de cette expérience que va naître un des grands romans de King, La part des ténèbres. Un de ses plus horribles, mais aussi une profonde relecture de Docteur Jekyll et Mister Hyde.
Le film adapté de ce roman marque d'abord une rencontre au sommet, pourrait-on dire. Stephen King et George A. Romero. Peut-être que seul le réalisateur de La Nuit des morts-vivants pouvait transposer intelligemment cette réflexion sur notre identité réelle.
Et, très vite, nous sommes rassurés. Oui, La Part des ténèbres na va pas se contenter de faire ce qui arrive sur l'immense majorité des adaptations de Stephen King, c'est-à-dire utiliser le prétexte du roman pour faire de l'horreur bas de gamme. Oui, Romero est aux commandes et le résultat est à la hauteur : d'emblée, le personnage de Thad Beaumont (Timothy Hutton) nous est montré dans toute sa dualité. Petit professeur et honnête citoyen, père de famille modèle écrivant des romans qui plaisent aux critiques, donc qui ne se vendent pas, il s'est longtemps trouvé un alter ego en la personne de George Stark, le pseudo sous lequel il écrivait des romans d'horreur qui étaient de véritables succès de librairies. Déjà, rien que cela en dit long sur le monde de l'édition.
Mais la dualité va encore plus loin : lorsqu'il écrivait sous le pseudo de Stark, Thad devenait réellement quelqu'un d'autre ; George Stark n'était pas simplement un nom de plume, mais une véritable personnalité, catégoriquement opposée à celle de Beaumont, un être violent, ordurier, cynique, etc.
Lors d'un cours, Beaumont affirme que chacun d'entre nous possède deux personnalités : le personnage social, celui que nous montrons aux autres, qui est bien policé et civilisé, et l'être intérieur. Il affirme ensuite que pour devenir un écrivain, il faut laisser parler cet être intérieur. Quitte à ce que cet être profondément enfoui se révèle être chargé de pulsions et de violences.
Au passage, il s'agit là d'un véritable « art poétique » de Stephen King qui nous est livré ici : la littérature, pour le grand écrivain américain, consiste à révéler le monstre caché en chacun de nous.
En voyant le film, on sent bien que c'est cela surtout qui a plu à Romero et qui le guide dans sa réalisation. L'histoire d'horreur elle-même (la résurrection de George Stark, qui s'incarne littéralement et qui tue tout le monde sur son passage) est assez rapidement expédiée. Heureusement, parce qu'il s'agit, de très loin, de la partie la plus faible du film. Autant Timothy Hutton est convaincant en Beaumont, autant il est ridicule en Stark et ne parvient pas à nous inquiéter un seul instant. Les scènes de violence sont expédiées, pour ne pas dire bâclées.
Par contre, Romero s'y connaît pour instaurer une ambiance bien glauque. Les oiseaux qui envahissent inexorablement le film sont bien inquiétants, jusqu'à une scène finale plutôt réussie dans son genre.
En bref, Romero parvient à faire une adaptation intelligente, révélatrice de ce que pourrait être une vraie bonne adaptation d'un roman de King, c'est-à-dire l’œuvre de quelqu'un qui ne s'arrête pas à l'apparence du « roi de l'horreur » mais qui a compris la réflexion menée par l'écrivain.
[petite séance d'auto-promo : le site CSM fait ce mois-ci une rétro consacrée aux adaptations de Stephen King : https://www.cineseries-mag.fr/retrospective-stephen-king/
Et voici le portrait que j'ai écrit sur le romancier : https://www.cineseries-mag.fr/portrait-stephen-king-les-frayeurs-intimes-84375/ ]