Longtemps invisible car supposé perdu, le quatrième film de Murnau, La Terre qui Flambe, est selon moi une œuvre charnière dans la carrière du cinéaste allemand, puisqu’elle marque le passage à un cinéma moins expressionniste et davantage tourné vers des questions plus théologiques et ontologiques. Si cet art atteindra son sommet avec Faust, évidemment, La Terre qui Flambe entrouvre déjà les portes de ce cinéma magistral et universalisant, qui tend à dépeindre l’Homme sous toutes ses coutures. C’est grâce à un prêtre italien, qui en possédait une copie, que le film est redécouvert après qu’il fut projeté dans l’asile dont il s’occupait, sous le titre d’« Il Campo del Diavolo ».


Le film propose un découpage en six actes, classique pour l’époque. Le Champ du Diable, terre maudite, effraie la population d’un village où l’on fait la connaissance de Peter et Johannes, deux frères paysans dont le père vient de mourir. On dit que cette terre cache un trésor, mais qu’une malédiction plane sur elle depuis qu’un ancêtre de la riche famille Rudenburg y a péri en le cherchant. L’actuel Comte Redunburg continue les recherches, sans succès, quand sa femme Helga se prend d’affection pour Johannes, le paysan ambitieux venu travailler chez eux comme secrétaire, et qui espère mettre la main sur cette terre qu’il sait gorgée de pétrole. Commence alors un jeu d’échec palpitant entre les personnages, fait de trahisons, de mensonges, de négociations manipulatoires et d’amours destructeurs. Bref, tous les thèmes récurrents du réalisateur, mais qu’il parvient par une grâce inexplicable à toujours réactualiser.


Les premiers instants donnent le ton : une musique inquiétante accompagne l’évocation de la supposée malédiction. La nuit devient le théâtre de la peur, et le diable son principal acteur. Le vieux Rog meurt dans son lit, chez lui, où les intérieurs sont bas de plafonds et où les ouvertures se comptent sur les doigts d’une main. Les visages sont sales et éprouvés, la pauvreté gangrène tout : les maisons rustiques au bois rongé par le froid, les manteaux épais mais rapiécés, le verglas brûlant qui recouvre les vitraux, etc. Mais au milieu de ces petites gens que tout accable se dresse un étrange intrus, Johannes, au visage blanc et vigoureux, comme pour annoncer que ce personnage ne sera pas destiné à demeurer à la ferme, mais qu’il sera attiré par l’argent et la bonne vie. En effet, il ressemble davantage à un gentilhomme, et notamment aux membres de la famille Redunburg dont la pureté des visages elle là encore significative de la qualité de vie. Chez eux, tout est l’exact opposé de chez Peter et Johannes, et cela se remarque dès la première image du manoir où l’on contemple en plan fixe une cheminée – dont le feu est encore bien sage – et l'immensité des lieux (plafonds hauts, escaliers multiples, fenêtres, …). Le contraste est criant : d’un côté la pauvreté, le travail manuel sans repos, les pièces anxiogènes, la vieillesse et la maladie, l’attache familiale ; de l’autre le luxe, l’oisiveté rendue possible, les pièces lumineuses, le papillonnage d’un amant à un autre, etc.


Ainsi, Murnau exacerbe avec une certaine violence des images le gouffre qui sépare ces deux catégories sociales, qui vont plus ou moins malgré elles être liées l’une à l’autre. Ce liant éternelle, c’est l’argent. L’argent, motif fondamental de son cinéma, qui trouvera échos notamment dans Le Dernier des Hommes ou dans Tabou (en tant que poison importé par l’homme blanc dans les tribus indigènes). Les personnages de Murnau entretiennent toujours un rapport obsessionnel à l’argent, quasi-aliénant concernant Johannes : « All that he had ever dreamed of : Power and Money ». Cette avidité de pouvoir et de richesse devient le déclencheur, d’abord du mensonge et de la manipulation, mais surtout de la frénésie et de la folie. Car l’argent devient, entre les mains du cinéaste allemand, comme le symbole de la désacralisation du monde et de la vie humaine : tout ce que l’argent touche, il le salit et lui fait perdre sa sacralité. Et l’importance du sacré est d’autant plus présente dans La Terre qui Flambe, qui met en scène cette dialectique au sein de la fratrie de paysans : le pain est sacré, la terre natale est sacrée, la famille est sacrée, l’amour est sacré ; mais dès lors que Johannes, après la mort de leur père, décide de répondre à ses ambitions, Peter voit son comportement comme un outrage, un péché, un affront à cette sacralité tisseuse de la vie en communauté, un déshonneur. De l’autre côté, c’est lorsque le Comte Redunburg apprend que et sa femme Helga et sa fille Gerda sont éprises de Johannes, un paysan, que le couperet du déshonneur tombe. On en vient donc au thème le plus cher à Murnau : la trahison. D’un côté, celle d’une fraternité sacrée, de l’autre, d’une catégorie sociale méprisante envers celles qui lui sont inférieures (chose que l’on retrouvera dans L’Intruse, où la femme de la ville sera difficilement acceptée par les hommes des champs).


La femme, figure fondamentale de tout film de Murnau, est ici encore présentée d’une part comme femme fatale, et d’autre part en tant qu’objet de manipulation que Johannes utilise pour arriver à ses fins – c’est-à-dire pour gagner de l’argent. Les femmes sont jalouses car trompées, et là où dans La Découverte d’un Secret par exemple, la femme était le véritable moteur de l’action, le seul dynamisme face à l’insignifiance des autres hommes, elle est ici à l’inverse toujours dans l’attente : une paysanne amoureuse de Johannes espère son retour, Gerda est en attente d’un mariage arrangé, Helga attend que Johannes lui prouve son amour, etc. De ce laxisme de la femme, pourrait-on dire, découle un manque cruel de communication entre les personnages et la peur de se parler, confinant au mensonge ou à l’omission, et donc au quiproquo : par amour, Helga vend à Peter le « Devil’s Field » pour seulement 12.000 marks qu’elle s’empresse de donner à Johannes, croyant lui faire plaisir ; sauf qu’entre-temps, celui-ci avait conclu un accord avec de riches actionnaires pour vendre cette terre maudite au prix de 25 millions de marks, grâce à la découverte de la présence de pétrole ! Lorsqu’il se rend compte qu’à cause d’elle son marché tombe à l’eau, il ne peut contenir sa fureur et démontre définitivement que l’avidité a pris le pas sur l’amour, que l’argent a gagné.


Car finalement, l’esprit démoniaque de cette terre n’est pas à prendre au sens littéral : la seule malédiction est l’avidité de l’Homme, et son seul diable est l’argent. Dès lors, ce « Champ du Diable » devient la métonymie de la terre tout entière : un lieu sacré et maudit en même temps, où l’Homme, à la fois la plus belle et la plus monstrueuse des créatures, déchaîne ses passions destructrices, démoniaques. Et lorsqu’en guise de point final, le champ du diable prend feu, c’est toute l’humanité qui est châtiée par le ciel, pour son vice et ses péchés. À l’image des Moissons du Ciel de Malick, la terre devient le médiateur entre l’Homme et les dieux, et les flammes la sentence donnée par la justice divine.


« Nevermore… nevermore will the hellish fire go out in me », s’excuse Johannes devant Peter, conscient que ce feu démoniaque, l’argent, l’a rendu fou. Et, confessant son désir de supériorité qui l’avait jusqu’alors obsédé, c’est dans les bras de son frère, tous deux en pleurs, que cet énième chef-d’œuvre de Murnau achève son spectateur – qu’il m’achève, en totale admiration devant un art si magistralement maîtrisé... et si beau.


« Qu'il vienne, notre Dieu, et ne se taise pas ! Devant lui un feu dévore, autour de lui, c'est l'ouragan ». (Psaumes 50,3)

Jules

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