Ce Charme discret, avec la courtoisie exaspérante de ses protagonistes et leur dîner impossible (en écho à L’Ange Exterminateur), est l’un des longs les plus déconcertants mais aussi les plus crus de Luis Bunuel. Il montre des personnages évoluant dans un monde fermé (l’extérieur n’existe pas) et une boucle sans fin. Six bourgeois, trois hommes et trois femmes, empereurs de la phrase creuse et des emphases débiles. Le Charme discret s’impose comme une espèce de film à sketches, opérant le glissement de la réalité la plus plate à l’onirisme le plus entier ; à chaque fois dans ces séquences limpides se niche un élément qui va aspirer tous les autres présents. C’est comme un trou noir vers l’absurde ; conduisant toujours… à la scène suivante. Par ce mouvement cyclique et compulsif, à l’humour noir intrinsèque et au surréalisme particulièrement pervers, Bunuel montre ces bourgeois enchaînés à leur médiocrité cossue mais aussi à leurs désirs couvés et fuyants. Tout leur est permis (arrêter un convoi, ouvrir un restaurant pour eux) mais jamais ils ne prennent la mesure de ce qu’ils vivent ou réclament.
Le spectacle est plus difficilement lisible, mais aussi plus mécanique que les autres de la période française ; les ficelles sont saillantes, le concept un peu trop écrasant. Naturellement la démonstration est parfaite sauf que malgré son ironie, elle impose une trop grande proximité avec l’oisiveté et l’inconsistance ; l’étude de mœurs s’en trouve renforcée, mais ce que la moquerie sociale porte ne peut anéantir cette once d’irritation instinctive pour un tel environnement, un tel niveau d’existence. Bunuel a définit notre époque par opposition au Moyen-Age, période « douloureuse dans sa vie matérielle, exquise dans sa vie spirituelle ». Son sentiment a rarement été traduit avec une telle force et cette précision relevant quasiment de la monomanie. Le point aveugle du film, son ombre masquée, c’est que nous-mêmes sommes enchaînés à cette moquerie ; en se focalisant sur la bourgeoisie, Bunuel est ici comme capturé par son esprit, il devient esclave de son sujet de dénonciation, si bien qu’il est malaisé de faire la part entre le dégoût subtil et la complaisance ingrate, amère.
Dans cet espace physiquement surchargé et psychiquement béant, les personnages n’apparaissent pas comme des caricatures, mais ils sont encore moins pourvus de caractères ; tous accrochés à un mode de vie, chacun avec ses nuances désuètes. Ils sont insipides mais gentils, joyeux et sans un mot plus haut que l’autre ; Bunuel en fait les pions de leur propre sort. La mise en scène appuie leur aspect guilleret, nonchalant, suintant la satisfaction, le confort, le volume et les ressources mobilières ; elle se voue aussi à représenter leur vide. Et ainsi, alors que tout est lustré, concret et sympathique, le malaise s’accroît, l’atmosphère pèse sur l’estomac aussi sûrement que celui des six camarades se noue et trépigne en silence. Il n’y a pas de musique, pas plus que d’essence humaine, dans Le Charme discret. On ausculte pas des hommes. On ausculte des zombies ravis et las.
C’est que l’absence d’impératif précipite auprès du vide. Réfugiés dans leur bulle anémiée, ils ignorent la mort qui guette, alors que le dessèchement est patent ; ils ignorent le plaisir et leurs aspirations à la jouissance ne trouve jamais de support, ni leurs envies primaires d’accomplissement : ils ne savent plus faire l’amour. Alors Bunuel les fait marcher dans la campagne pour trouver à manger et cette séquence revient comme un running-gag mortifère. Ils n’ont plus aucun stimulant ; et chacun s’engage dans des occupations illégales et sordides (hébergement de nazis ou placements financiers occultes). Leurs conversations superficielles sont comme une lutte contre la conscience ; mais celle-ci revient sans cesse par la fenêtre, jusqu’à être chassée par une nouvelle occupation, une petite affaire. C’est le sens de la succession de rêves (Bunuel y applique avec bonheur une lecture relativement freudienne), suivant le principe des poupées russes reproduit à l’infini : on empile et on maintient la sécheresse bienveillante d’une réalité lisse. Mais toujours, il faut retailler, pour que jamais l’extérieur ne soit un miroir, pour que jamais il ne soit autre chose qu’une matière stérile et opérationnelle, afin de garder la frustration sous cloche et l’intériorité absente.
Puissant et paradoxal, ce monstre aux allures disciplinées semble relever d’une étrange prose situationniste. Il dit des choses profondes, mais de façon schématique, épuisant sa propre rigueur dans un mouvement brassant l’explicite et l’implicite retourné. Finalement, il confesse surtout un point de vue, qu’il étaye avec une diligence exagérée, géniale et obsessionnelle : le confort sans entraves est un poison. Les milieux de pouvoir (bourgeoisie, église, armée) en crèvent, loin du peuple qu’elles méprisent, mais avec politesse et mots doux, dans la lignée de leurs parodies de philosophie.
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