Le Charme discret de la bourgeoisie par FrankyFockers
Sorti sur les écrans en 1972, Le Charme discret de la bourgeoisie se situe en plein milieu de la période française de Bunuel, sa dernière et aussi l'une de ses plus intéressantes. L'âge n'a jamais été le signe d'un quelconque assagissement, ses derniers films étant tout aussi virulents et violents que ses premiers manifestes Un Chien andalou ou L'Age d'or. L'idée de départ du Charme discret de la bourgeoisie lui vient de son producteur de l'époque, Silberman, qui lui raconta une anecdote savoureuse. « Il invita des gens à dîner chez lui, un mardi par exemple, oublia d'en parler à sa femme et oublia qu'il avait un dîner hors de chez lui ce même mardi. Les invités arrivèrent vers neuf heures chargés de fleurs. Silberman n'était pas là. Ils trouvèrent sa femme en robe de chambre, ignorant tout, ayant déjà dîné et disposée à se mettre au lit. Cette scène devint la première du Charme discret de la bourgeoisie. Il ne restait qu'à poursuivre, qu'à imaginer diverses situations où, sans trop brutaliser la vraisemblance, un groupe d'amis cherche à dîner ensemble et n'y parvient pas », écrit Bunuel dans Mon dernier soupir. Ayant toujours été « attiré par les actions et les paroles qui se répètent », Bunuel construit son film comme une boucle sans fin où six bourgeois essayent, en vain, de dîner ensemble.
Ce qu'il vaut voir derrière ce semblant de trame narrative, c'est bien entendu le malaise bourgeois, et son incapacité à communiquer comme à jouir du moindre plaisir, ici nutritif. Bavarder, parler pour ne rien dire ou au mieux évoquer la recette exacte du Dry Martini sont les seules occupations des protagonistes. Mais manger, non, c'est impossible. Ils se trompent de jour, débarquent dans une auberge où le personnel veille le cadavre du patron, sont interrompus par des manœuvres militaires, se retrouvent acteurs malgré eux d'une pièce de théâtre ou tués par la police... sans jamais avoir pu mener un repas à terme. La métaphore sexuelle est ici évidente, puisque la nourriture comme le sexe sont les deux sources de plaisir de base. A ce propos, tous ceux qui essayent de copuler dans le film, n'y parviennent pas non plus, à moins d'aller réaliser l'acte au dehors, donc à l'extérieur de ce cadre social. Mais ces pulsions sexuelles refoulées vont jusqu'à atteindre le complexe d'Œdipe, la mère-nourriture étant l'objet de désir contrecarré par de multiples figures paternelles (souvent militaires ou policières, représentant donc l'autorité d'une manière plus que symbolique). Les deux rêves racontés par les militaires au fil du récit ne viennent qu'accentuer ce désir oedipien.
Coincés dans un microcosme déterminé, ils errent sans but en essayant de trouver une occupation. Trafic d'argent, d'héroïne, adultère, chacun aura sa face cachée, son côté sombre, l'évêque se révélant même assassin, l'ambassadeur de la république du Miranda abritant d'anciens nazis dans son pays, qu'il trouve au demeurant fort sympathiques.
D'un point de vue plus radicalement cinématographique, il est aussi intéressant de noter que Bunuel fait en sorte que le « dehors » n'existe quasiment pas dans son film. Il n'est filmé que lorsqu'il est à but narratif, pour « raconter » quelque chose. Dans le même ordre d'idée, la musique est complètement absente du film. Il n'y a pas de bande originale, pas de son ouvrant sur un ailleurs possible. Nous voyons bien un violoncelliste (dans le salon de thé où il n'y a ni thé, ni café, ni verveine), mais c'est pour entendre Florence dire qu'elle déteste le violoncelle. Tout est cloisonné, les personnages sont systématiquement enfermés dans un intérieur, bourgeois certes, mais au combien étouffant. C'est d'ailleurs cette idée qui servit de base à L'Ange exterminateur que Bunuel réalisa dix ans plus tôt. Plusieurs bourgeois dînent chez l'un d'eux. Au moment de partir, alors que la porte est ouverte, aucun n'y parvient. L'être humain est désorienté et, à part vouloir se nourrir, il ne sait que faire ni où aller. Cette idée d'errance sans but est exploitée à merveille par les scènes que nous appellerons « de campagne » dans Le Charme discret de la bourgeoisie et qui reviennent à intervalle régulier dans le film. Les six personnages marchent, sur une route déserte, sans but, sans destination. Sans doute n'ont-ils nulle part où aller... mis à part pour chercher à manger...
Dans son film suivant intitulé Le Fantôme de la liberté datant de 1974, Bunuel travaille avec encore plus de force l'idée du complexe bourgeois face à la nourriture. Lors d'un dîner, chacun des convives se défroque avant de s'asseoir non sur une chaise mais sur des toilettes. Et tous bavardent, de tout et de rien, en chiant, le plus naturellement possible. Puis l'un se lève, se refroque, s'absente en s'excusant pour s'enfermer aux cabinets où il va se goinfrer en solitaire.
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