Le duel de trop
L’Histoire retiendra sûrement que la carrière de Ridley Scott a commencé avec des Duellistes et qu’elle s’est finie sur un Dernier duel… …un duel de trop. Alors oui, bien sûr, d’autres films du...
le 13 oct. 2021
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Attention, spoilers !
S'il y a bien un film qui prouve qu'à 83 ans, Ridley Scott n'a rien perdu de sa superbe d'antan, c'est bien celui-ci. Pourtant, c'est peu dire que le cinéaste était attendu au tournant ; par ses habituels détracteurs d'abord, persuadés que le britannique est devenu sénile depuis Prometheus et fiers de taper sur chacun de ses films, mais également par tout un pan de la communauté féministe et woke, scrutant avec scepticisme cette entreprise à priori féministe menée majoritairement par des hommes blancs. Heureusement, il me paraît évident que le film va mettre tout le monde d'accord, que ce soit pour l'intelligence du scénario de Damon, Affleck et Holofcener, que pour la réalisation imparable de Ridley Scott.
The Last Duel nous raconte donc l'histoire du dernier duel judiciaire entre Jean De Carrouges et Jacques Le Gris. Les deux hommes, d'abord amis malgré leur différence d'éducation, vont progressivement entrer en conflit, jusqu'à ce que la ligne rouge soit à priori dépassée par le viol de la bien-aimée de Jean De Carrouges par Jacques Le Gris.
Pour narrer ce récit, les scénaristes ont opté pour une structure dit "à la Rashomon", le long-métrage nous présentant le point de vue successif des trois protagonistes principaux. Disons-le tout de suite ; le script est d'une très grande intelligence. Car si le premier tiers se suit avec attention et intérêt, c'est à partir du second que toute l'ambition de l'entreprise transparaît. Les deux premiers récits sont aussi complémentaires qu'antinomiques et permettent d'obtenir un portrait nuancé des différents personnages. Ainsi, si le récit principal n'évolue pas tant que ça, c'est dans les détails que se jouent les éléments essentiels.
Si Jean De Carrouges se voit comme un héros viril et courageux, on comprend qu'il a davantage le rôle du rustre pour Jacques Le Gris. Les dissonances entre les deux histoires s'enchaîneront, brossant un portrait intriguant et particulièrement nihiliste de la condition humaine au Moyen-Âge. Les deux hommes sont évidemment gorgés d'égoïsme et de fierté, mais leur manière de raconter en dit beaucoup sur leurs vices personnels. Jean De Carrouges est obsédé par l'idée de propriété et de possession - de ses terres, de ses chevaux, de sa femme- et son ascension social n'est permise que par son aptitude à massacrer ses adversaires sur le champ de bataille. Jacques Le Gris quant à lui, doté d'une éducation supérieure, est davantage victime de sa luxure ; empêtré dans l'opulence à lire le latin dans des festins orgiaques, il s'octroie tous les droits et ne recule devant rien pour satisfaire ses envies.
On comprend, à lire ce résumé, pourquoi cette histoire a intéressé Ridley Scott. Le cinéma récent du britannique est en effet empli d'hommes médiocres, ambitieux et voraces, comme peuvent l'attester All the money in the world, Alien Covenant ou The Counselor.
Mais The Last Duel prend une nouvelle tournure avec son troisième acte. Complètement invisibilisée lors des deux premiers récits, la femme, Marguerite De Carrouges, fait son entrée fracassante dans le récit. C'est d'abord l'occasion pour le spectateur d'avoir enfin quelqu'un auquel s'attacher ; les deux premiers tiers se suivaient avec beaucoup d'intérêt mais délaissaient quelque peu l'investissement émotionnel. Ici, l'interprétation exceptionnel de Jodie Comer ainsi que le temps consacré à son quotidien permet une proximité immédiate.
Ensuite, et surtout, c'est lors de cette troisième partie que toute le propos féministe éclate au visage du spectateur ; reléguée au rang de possession par son mari - elle est littéralement vendue en package avec les terres par son père - et simple objet de convoitise par Jacques Le Gris, le film entame un portrait particulièrement difficile de la condition de la femme au Moyen-Âge.
La misanthropie du regard de Ridley Scott ne nous cache malheureusement pas grand chose ; les théories fumeuses sur l'orgasme, les accusations pour avoir trouvé un autre homme attirant, la remise en doute constante de la parole, le sexe imposé par son mari quelques jours après le viol. D'autres scènes, plus symboliques mais peut-être encore plus fortes, permettent de percevoir cette emprise ; la scène de la robe, évidemment, mais aussi et surtout cette glaçante scène du cheval qui renvoie directement le féminin à son rôle d'objet.
Cependant, malgré les résonances évidentes avec notre époque, le contexte Moyenâgeux n'est jamais brisé et le script des trois scénaristes a l'intelligence de ne pas produire un portrait trop exhaustif qui nuirait à la crédibilité historique du long-métrage. Il suffit de voir le comportement des femmes de l'entourage de Marguerite pour se rendre compte que le concept même de sororité n'est pas encore au stade d'ébauche. Ainsi, décrire le film comme un simple résumé de "la femme parfaite contre les hommes blancs oppresseurs" me paraît réducteur, tant le script prend le soin d'insister sur la solitude absolue qui entoure la voie empruntée par Marguerite.
Selon moi, le film se situe à la parfaite jonction entre l'accessibilité et la subtilité ; le long-métrage délivre son message avec clarté sans toutefois tomber dans un didactisme trop explicite qui ne laisserait aucune liberté au spectateur.
Je vais me permettre une petite aparté car j'ai vu que certains spectateurs avaient déploré que le film instaure que la version de Marguerite soit la vérité. Pour ma part, ce choix est tout à fait pertinent. Premièrement, parce que je ne vois pas l'intérêt, surtout en cette période, de remettre en question la parole d'une femme qui n'a justement aucun avantage à mentir - si ce n'est se faire brûler vive. Et quel aurait été le message si le film ne tranchait pas ? Supposer qu'il s'agit d'une menteuse ? Quel intérêt ? S'agit-il vraiment d'un propos à promouvoir ?
Deuxièmement, si le film lorgne clairement du côté de la structure de Rashomon, The Last Duel n'a pas le même message ; là où le film de Kurosawa postule que la vérité est une chose rendue inaccessible par la médiocrité humaine, la fresque de Ridley Scott se veut davantage comme le témoignage d'un contexte mortifère, où la femme est écrasée par un système vicieux qui ne lui laisse aucune chance. Il est ainsi rapidement évident que les deux premiers récits sont là pour être nuancés et que le film n'essaye pas de cartographier l'impossibilité de la vérité - comme dans Rashomon et dans le récent The Third Murder de Kore-Eda.
Tout ceci nous mène donc au duel qui après les enjeux exposés dans la troisième partie est affublé d'une force dramatique ahurissante. Après avoir salué l'intelligence de l'écriture, il faut désormais se pencher sur la puissance de la mise en scène de Ridley Scott.
Pendant tout le film, le réalisateur s'est efforcé de rendre prégnant ce Moyen-Âge violent. Les incursions dans la guerre, souvent brèves et dépourvues de souffle épique, évoquent presque la barbarie des films de Mel Gibson. De même, la composition des cadres et la froideur de la photographie - un peu sombre à mon goût - ne glorifient jamais ses personnages et rappellent constamment la dureté de l'époque. On est bien loin de l'esthétique lisse du Benedetta de Verhoeven ; ici, les armures comme les visages boueux portent les stigmates de la sauvagerie.
Ce formalisme atteint clairement son paroxysme lors d'un duel final qui relègue immédiatement tous les affrontements vus cette année au rang d'escarmouches. Rarement on aura autant senti le choc des épées, la puissance des boucliers qui se brisent. Le sound-design est impeccable, la joute est longue et sans pitié, la lisibilité jamais mise en défaut. Même les ralentis s'apparentent davantage à quelques secondes où l'on peut reprendre son souffle qu'à une démarche esthétisante. Cette puissance visuelle, associée à la tension dramatique accumulée pendant 2H15, font du climax de The Last Duel l'un des moments de cinéma les plus intense de l'année.
Evidemment, la brutalité de l'affrontement est mise au diapason des thématiques car c'est seulement via cette barbarie que justice est faite. Dans ce combat, le spectateur n'est pas dupe. Certes, notre adhésion va clairement à l'un des deux chevaliers, mais aucun n'est un homme bon. Chez Ridley Scott, l'héroïsme un peu benêt de Gladiator n'est plus ; ici, personne ne semble se battre pour les bonnes raisons, et la victoire laisse un goût amer. Est-ce vraiment la femme qui a gagné quelque chose ici ? Seul le véritable épilogue, où Marguerite s'occupe de son fils après la mort de son mari, laisse entrevoir une forme d'épanouissement féminin.
Je vais m'arrêter là mais pour moi il est clair qu'il s'agit d'un film essentiel, à la fois accessible et exigeant, qui allie une puissance émotionnelle avec une écriture d'une grande intelligence. Le bide du film est d'autant plus triste, là où Venom et Shang-Chi cartonnent...
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Créée
le 13 août 2022
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