Après l’uchronie de For All Mankind et le post-apo de See, Severance est donc la nouvelle série de science-fiction d’Apple TV, qui joue cette fois-ci la carte de l’anticipation. La série créée par Dan Erickson va s’articuler autour du quotidien des employés de l’entreprise high-tech Lumon, celle-ci pratiquant une nouvelle politique de management basée sur la dissociation - la fameuse “severance” en VO. Cette dissociation est une opération chirurgicale qui consiste en l'implantation d’une puce électronique dans le cerveau de l’employé. Le principe est aussi simple que fascinant ; lorsque les employés arrivent sur leur lieu de travail, ils perdent tous les souvenirs de leur vie extérieure et conservent uniquement ce qui est lié à leur activité au bureau. De la même manière, l’employé qui rentre chez lui ne préserve aucun souvenir de sa journée de travail et n’a ainsi aucune idée du type de labeur accompli, de l’identité de ses collègues et patrons, etc. L’objectif de la dissociation est un rendement maximum, un travail bureaucratique complètement indépendant des affects et des troubles de la vie personnelle, poussant ainsi très loin la logique capitaliste et aliénante du monde de l'entreprise. L’esprit du travailleur se trouve ainsi fragmenté en deux ; il y a le “innie”, qui ne vit que dans le bureau, et le “outtie”, qui a décidé par lui-même d’opérer une dissociation. Pour le “outtie”, la dissociation est une manière de se tenir à distance du monde du travail et de recevoir la paye à la fin du mois sans s’investir.
Autant le dire tout de suite, la dissociation est le grand concept de la série, celui qui lui assure son indéniable pouvoir de fascination et qui pousse le spectateur à continuer. Outre la critique capitaliste, la série pose rapidement plusieurs questions éthiques et philosophiques assez passionnantes. Comment vivent ces parcelles de nous, quotidiennement enfermées dans ces bureaux rectangulaires sans avoir aucune connaissance de leur identité à l’extérieur ? Comment se borner à travailler lorsque l’on sait que chaque départ nous renvoie immédiatement à la journée suivante, le “innie” travaillant à l’entreprise n’expérimentant jamais le sommeil ni le repos ? Comment, en tant que personne, pouvons-nous placer une partie de nous dans de telles conditions ? A l’autre pôle, comment l’entreprise gère-t-elle la potentielle instabilité de leur personnel ? Quelles sont les méthodes pour faire accepter cette horrible réalité aux employés condamnés par eux-mêmes ? Autant de questionnements qui font le sel d’un univers réellement singulier.
Pourtant, plus qu’une satire du monde de l’entreprise, Severance s’affirme plutôt au fil des épisodes comme une vraie œuvre paranoïaque. En effet, le spectateur comprendra rapidement que tous les travailleurs n’ont pas subi l’opération chirurgicale et que les patrons passent fluidement de l’extérieur à l’intérieur sans changement, jusqu’à observer les employés dans leur vie réelle sans révéler leur identité. De même, la dissociation est l’excuse parfaite pour cacher aux “innies” certains faits plus ou moins importants, que ce soit sur la nature de leur travail, sur leur personnalité extérieure ou tout simplement sur le sort réservé aux employés qui disparaissent du jour au lendemain - ce que les patrons justifient souvent comme étant une simple démission désirée par “l’outtie”. La narration de la série, qui suit un Adam Scott absolument impeccable, se plaît à régulièrement passer de l’entreprise au monde extérieur, laissant aux spectateurs le soin d’observer les dissonances et les manipulations opérées par l'entreprise. En cela, la série offre une nouvelle exploration de la caverne de Platon où cette fois-ci, chaque fragment de la personnalité va désirer savoir ce qui se trame dans le monde de l’autre, pour le meilleur et pour le pire. Car évidemment, la narration plonge rapidement à pied-joint dans le thriller complotiste bourré de mystères et de machinations, forcément très en phase avec notre modernité actuelle et l’état de surveillance permanent qui régule nos vies. La série est donc une réussite indéniable en termes d’univers mais également d'atmosphère.
En effet, ce monde paranoïaque peut compter sur un réel savoir-faire sur le plan visuel. Tout d’abord, comme toutes les productions Apple TV, la série dispose d’un budget confortable, ce qui permet des effets spéciaux de qualité ainsi qu’une direction artistique impressionnante, qui joue sur l’épure des décors et l’étendue absurde des espaces de travail. Au niveau de la réalisation, la production peut compter sur la présence de Ben Stiller, qui se charge ici de la moitié des épisodes. Sa mise en scène très géométrique et ses cadres millimétrés renforcent à merveille l’ambiance anxiogène et faussement innocente qui règne dans les bureaux, notamment à travers des plans d’ensemble qui font parfois des acteurs de simples mannequins pétrifiés et rectilignes perdus dans une scène complètement artificielle. La mise en scène est logiquement moins mathématique lors des scènes à l’extérieur, mais la photographie bleutée et les intérieurs feutrés donnent tout de même cette impression d’hyper-modernité et d’isolement des êtres. Enfin, le tout est servi par la bande-originale très efficace de Théodore Shapiro, qui est capable d’inséminer un véritable trouble.
Tout annonce donc une série de science-fiction exemplaire, entre un concept excitant, un propos incisif et une facture visuelle de haute-volée. C’est cependant là que je dois poser quelques petites réserves. Pour les expliciter, je vais comparer Severance à une autre excellente série de science-fiction ayant pour cadre une entreprise high-tech ; Devs, d’Alex Garland. A mon sens, les deux œuvres témoignent d’une approche différente qui, pour ma part, fait totalement pencher la balance en faveur de la série de Garland. Narrativement, les séries se construisent littéralement à l’envers l’une de l’autre. Si Devs plonge directement le spectateur dans une intrigue paranoïaque et mystérieuse, faisant des premières béances de son univers des accroches indéniables pour le spectateur, Garland a tôt fait de révéler son concept au bout du quatrième épisode, mettant fin à tous les mystères d’un même mouvement. Une fois les masques tombés, la série sacrifie finalement peu aux impératifs du divertissement et préfère faire de l’exploration de son idée son moteur premier, quitte à annihiler explicitement tout suspens. Devs va donc au bout de son concept, puisant dans ses différentes possibilités pour offrir des séquences vertigineuses, le tout aboutissant à un final simple mais cohérent avec la démarche entreprise. En huit épisodes, la série a su intriguer, révéler, convaincre et conclure avec une finesse indéniable.
A l’autre extrême, Severance commence avec deux épisodes particulièrement didactiques, certes imprégnés de quelques mystères mais finalement assez explicites dans leur présentation du concept et de l'univers. Cette mise en bouche est très réussie, avec une exposition très fluide qui laisse espérer une suite développant davantage les thématiques. Malheureusement, à cette introduction efficace succède finalement un jeu de pistes narratives un peu épuisant. Plutôt que de révéler, Dan Erickson va progressivement ajouter plusieurs couches de mystères, multipliant les pistes presque absurdes, à l’image du mythe de la guerre des services, du sous-sol mystérieux ou du département de l’élevage de chèvres (oui). Cette arborescence de sous-intrigues se conjugue avec une structure à twists un peu décevante, parfois proche de Mr. Robot, dans la mesure où les créateurs de la série jouent parfois trop aux démiurges en manipulant excessivement le spectateur. Celui-ci va donc enchaîner des révélations qui ne débouchent finalement que sur d’autres questionnements plus opaques encore. Des questionnements qui, vous l’aurez deviné, ne trouveront réponse que dans les saisons suivantes, cette première fournée d’épisodes ne révélant finalement pas grand chose du projet global. Ce labyrinthe narratif est certes maîtrisé et captivant, donnant au spectateur sans cesse l’envie d’en savoir plus, mais finit malheureusement par délaisser les possibilités thématiques posées au départ. A trop vouloir courir après le divertissement, la série reste finalement un peu courte en ce qui concerne le capitalisme vorace, l’éthique et la solitude inhérente à notre société hyper-moderne. Vis-à-vis de ce dernier sujet, l’arc de la dépression de Marc loupe le coche au niveau de l’émotion, la série étant trop focalisée sur son puzzle narratif pour réellement prendre le temps d’appréhender la détresse du personnage.
Espérons que Severance ne croulera pas sous le poids de ses propres mystères. Le dernier épisode de cette saison était forcément excitant et rebat les cartes de manière ingénieuse. Pourtant, le risque de voir Erickson se perdre dans le labyrinthe qu’il a lui-même bâti est bien réel. Cette première saison demeure maîtrisée, plaisante de bout en bout, et garde pour elle un excellent concept. Reste que l’émotion et les réflexions ne sont pas encore à la hauteur du brillant univers de la série.