Severance
8.1
Severance

Série Apple TV+ (2022)

Voir la série

Et si "Severance" (« rupture » en anglais, mais le mot est également systématiquement utilisé quand on fait référence au licenciement, au départ d’un employé, ce qui est important…) était tout simplement la meilleure série TV de (vraie) science-fiction qu’on ait vue depuis… on cherche, on cherche, mais on ne trouve pas ? Pourquoi ? Eh bien d’abord parce que le concept qu’elle propose est à la fois presque concevable – la séparation de la mémoire de volontaires en deux éléments distincts, l’un relatif à la journée de travail, l’autre au reste de l’existence : quand on parle d’équilibre entre travail et loisirs, n’est-ce pas une sorte d’idéal (cauchemardesque) ? Et puis on imagine très bien le profit que peut en tirer la société hyper-capitaliste dans laquelle nous vivons : des employés dont l’efficacité professionnelle ne sera pas limitée par des interactions ou même de simples pensées relatives à leur vie familiale, amoureuse, etc. Et une confidentialité garantie quant aux secrets de l’entreprise…


Bien sûr, il ne suffit pas d’une idée brillante pour faire du bon cinéma, il faut aussi une excellente écriture – et c’est le cas avec "Severance", puisqu’on n’observera aucune baisse de tension durant les 9 impeccables épisodes de cette première saison – permettant au d’accompagner pas à pas dans leur quête de la vérité un groupe de 4 employés chargés de MacroData Technology (quoi que soit que ça signifie…) : ces protagonistes « dissociés » de l’histoire vont affronter, volontairement ou non, des révélations terribles quant à leur propre existence, mais aussi aux sombres desseins de Lumon Industries, l’entreprise toute-puissante qui les a privé de la moitié de leur existence.


On sait que depuis les années 70 que la « meilleure » SF classique est celle qui propose un questionnement pertinent – politique la plupart du temps – sur les modèles sociaux actuels, et qui, en extrapolant par rapport à notre mode de vie, en met en lumière les travers, et également les risques : à ce titre, la série de Dan Erickson, scénariste et showrunner débutant (!), produite et partiellement mise en scène par Ben Stiller, dont on retrouve le goût bien connu pour l’absurde à la fois drolatique et effrayant, s’inscrit parfaitement dans la logique d’un 1984. Le culte porté aux grands entrepreneurs de la tech (le modèle Steve Jobs), le souci de certains GAFA de créer un univers protégé / coupé du monde pour leurs employés et leur business, les rituels décérébrants et infantilisants du corporate management, la bonne volonté que nous manifestons tous à notre tour quand il s’agit de nous soumettre à des diktats humiliants, et mille autres choses de notre vie de 2022… tout est là. Et oui, on rit beaucoup en regardant "Severance", mais peu à peu, un sentiment d’horreur absolue nous pénètre, chaque épisode semblant nous enfoncer plus encore dans une version moderne de l’Enfer. Tout en accumulant à la fois des révélations et des doutes propres à nous faire sombrer dans la paranoïa aigüe (et souvent justifiée…), "Severance" prend soin de développer notre empathie vis-à-vis des protagonistes, en posant maintes questions pertinentes sur la nature de l’identité (qu’est-ce qui fait réellement de nous les personnes que nous sommes ?).


Adam Scott, un acteur souvent considéré comme « de seconde zone » trouve ici pour la première fois un (double) rôle où son ambiguïté et sa pusillanimité sont parfaitement exploitées, Britt Lower – actrice TV – s’y révèle, mais c’est, sans surprise, le trio de choc constitué par Patricia Arquette, John Turturro et Christopher Walken qui élève régulièrement la série vers les sommets : la délicate histoire d’amour entre Irving et Burt offre, à cet égard, les plus parfaits moments d’émotion au milieu d’une histoire qui aurait pu tomber du mauvais côté du « tout-concept ».


Mais peut-être que, pour une fois, il faut aussi célébrer le « production design » et la direction artistique : l’opposition entre le sombre monde hivernal de la petite ville où vivent les « outies » (exters en français) et les labyrinthes lumineux inhumains des bureaux de Lumon, où sont emprisonnés les « innies » (inters), est tout simplement stupéfiante, et contribue pleinement à l’immersion émotionnelle totale du téléspectateur.


Avec un épisode final redoutable se concluant sur un cliffhanger insupportable, "Severance" a immédiatement gagné le droit de se poursuivre en une seconde saison. On se demande simplement comment réussir à attendre un an…


[Critique écrite en 2022]

Retrouvez cette critique et bien d'autres sur Benzine Mag : https://www.benzinemag.net/2022/05/22/apple-tv-severance-voyage-au-bout-de-lenfer-du-bureau/

EricDebarnot
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Les meilleures séries de 2022

Créée

le 26 mai 2022

Critique lue 2.8K fois

43 j'aime

2 commentaires

Eric BBYoda

Écrit par

Critique lue 2.8K fois

43
2

D'autres avis sur Severance

Severance
EricDebarnot
9

Voyage au bout de l'enfer du bureau

Et si "Severance" (« rupture » en anglais, mais le mot est également systématiquement utilisé quand on fait référence au licenciement, au départ d’un employé, ce qui est important…) était tout...

le 26 mai 2022

43 j'aime

2

Severance
Newt_
7

Presque

Après l’uchronie de For All Mankind et le post-apo de See, Severance est donc la nouvelle série de science-fiction d’Apple TV, qui joue cette fois-ci la carte de l’anticipation. La série créée par...

le 13 avr. 2022

22 j'aime

3

Severance
boulingrin87
4

Temps de cerveau disponible

Ce sera le billet du vieux con : les séries modernes m'ennuient. J'essaie de comprendre l'engouement autour des dernières têtes de gondole des plates-formes, et j'échoue presque invariablement. Y...

le 24 avr. 2023

21 j'aime

6

Du même critique

Les Misérables
EricDebarnot
7

Lâcheté et mensonges

Ce commentaire n'a pas pour ambition de juger des qualités cinématographiques du film de Ladj Ly, qui sont loin d'être négligeables : même si l'on peut tiquer devant un certain goût pour le...

le 29 nov. 2019

205 j'aime

152

1917
EricDebarnot
5

Le travelling de Kapo (slight return), et autres considérations...

Il y a longtemps que les questions morales liées à la pratique de l'Art Cinématographique, chères à Bazin ou à Rivette, ont été passées par pertes et profits par l'industrie du divertissement qui...

le 15 janv. 2020

191 j'aime

115

Je veux juste en finir
EricDebarnot
9

Scènes de la Vie Familiale

Cette chronique est basée sur ma propre interprétation du film de Charlie Kaufman, il est recommandé de ne pas la lire avant d'avoir vu le film, pour laisser à votre imagination et votre logique la...

le 15 sept. 2020

190 j'aime

25