Après Que la fête commence, Tavernier aborde à nouveau l'Histoire de France ; d'une manière autrement originale, bien plus affectée. Le Juge et l'assassin est inspiré de la cavale et de l'arrestation de Joseph Vacher, le 'Jack l'éventreur' français. Son exécution en 1898 a interrogée rétrospectivement la responsabilité pénale des 'infirmes' mentaux. Tavernier apporte une vision très personnelle sur cette affaire et lui donne une portée bien plus large. La traque et le jugement subis par Bouvier (l'équivalent de Vacher) reflètent une justice de classe, où le 'fou' ne bénéficie pas des circonstances atténuantes induites par la démence.
Plutôt que recevoir la clémence, il devient un bouc-émissaire de la bourgeoisie et un paratonnerre des mauvaises passions de la populace (affichée seulement à l'exécution, figurante à la messe). Tavernier montre le cynisme de cette bourgeoisie et en fait trop ; trop de parti-pris, trop de bien-penseance. Le Juge et l'assassin clame une conscience politique exubérante, lourdingue dans le sens où elle se pose avec de grands effets mais jamais ne se justifie ; au mieux elle argumente à grands coups d'émotions. Il n'y a pas d'approfondissement, juste une façon de brailler très chorégraphiée ; et une fluidité, une qualité picturale, alors nouvelles chez Tavernier (Que la fête commence jouait sur un côté plus terre-à-terre et 'work in progress'), laissant apercevoir ici sa fibre impressionniste.
Bouvier est fait martyr. Son activisme meurtrier n'est jamais explicitement nié, mais cette portion est éludée, au point que Le Juge et l'assassin devient une espèce de tour de magie obscène sitôt qu'on en revient à la racine du problème : nous avons à faire à un tueur et il faut voir au-delà, quitte à l'oublier. Ce n'est pas un 'jeu de dupes' dans le sens où Tavernier avancerait de manière fourbe : il expose ouvertement sa vision, on ne peut lui l'enlever. Toujours est-il qu'à force de ne rien montrer de son parcours d'assassin et de le citer en faisant toujours planer des doutes, cette facette devient irréelle, presque inventée par la société ; en face, la société bourgeoise répressive a toute latitude pour faire le mal et l'inique, en ponctuant chaque élément de la réalité de petites saillies pleines de fiel. Elle s'applique au grand jour. Bouvier est si loin ; sa malice et sa spontanéité sont mises en exergue, sa truculence et son intuition sont de plus canalisées par un ('bon') sens politique (et un dévouement mystique sincère et tragique).
C'est « l'anarchiste de Dieu » contre les bourgeois, les riches, les chrétiens. Il crache beaucoup de mots, parfois ses logorrhées sont un peu bêtes ; à un moment, à force de vomir l'ordre établi pris dans son essence la plus triviale, ça devient redondant. Le Juge et l'assassin se rapproche du Larry Flint de Forman. Contrairement à cette infâme chronique de pleureuse sur un industriel du porno, le film de Tavernier a pour lui une conscience éthique et une part de lucidité sur son sujet. Il sait ordonner sa charge et charger sa cible avec intelligence ; la pression sur le juge est structurelle, les antagonistes sont blâmés avec adresse et gardent un visage humain, ce sont des connards mais pas encore des héros de cartoon : Le Juge et l'assassin en fait des tonnes mais sonne concret. De plus Tavernier emploie des chiffres édifiants lors de son panneau final et la subjectivité du lien qu'il opère en sort gagnante (alors qu'il ne cite pas de sources).
Le pauvre petit tueur désargenté donne la clé avec cette phrase : « il vaut mieux être éventreur que faire des éventreurs ». Bouvier tue mais c'est encore avec ses petits moyens d'humain ; la machine institutionnelle broie bien plus de vies et met des assassins plus fringants loin de leurs actions. Eux n'ont pas de problèmes de conscience et ne se salissent pas les mains, mais ils sont autrement efficaces. Dire tout cela ce n'est pas affabuler, mais les coupables mis en avant sont-ils les bons ou même sont-ils 'ça' ? D'ailleurs l'humanisme de Tavernier s'exprime par rapport au vilain ordre social d'hier et autorise peu de parallèles avec le présent du film – à moins que la société sous Pompidou (visée au premier degré dans L'Horloger de Saint Paul) soit à ce point sournoise et l'homme moyen sous ce régime corrompu.
Ensuite, il faut toujours que Tavernier ajoute des ombres supplémentaires au tableau et trouve matière à faire passer une cohorte de détails qui, à moins d'être assez inculte, est étourdissante de culot et de partialité. On se lamente à plusieurs reprises sur l'incompréhension dont souffrent les francs-maçons ou les Juifs, auprès desquels la bourgeoisie catholique soulage ses vicissitudes, voire les projettent. On cite Maurras de façon bien unilatérale, par la bouche d'un Brialy grimé en petit démon sophistiqué, Méphistophélès royaliste incarnant le système dans toute sa fourbe intelligence. L'affaire Dreyfus est instrumentalisée de manière mensongère : sur ce point là c'est de la désinformation catégorique. On fait porter à la mère du Juge tous les maux de la Terre ; c'est la collaboratrice des dominants, la dame patronnesse cruelle et surtout, c'est la religion hypocrite personnifiée.
D'ailleurs on souligne naturellement qu'à Lourdes les gens ont l'air plus hypocrites (cela se voit sans doute à leur nez ?). Lorsque les détails des crimes sont énumérés, madame est vigilante, n'oublie jamais de citer une « sodomie » (quelle vicieuse !) ; mais elle s'offusque lorsqu'on cite Lourdes (tout de même ! Pas là-bas ! Ce tueur n'a aucune décence !). Sa relation avec son fils est bizarre, mais la définition reste gardée à distance. Là encore Tavernier arrive à se raccrocher à un semblant d'équilibre, grâce à sa direction d'acteurs et sa compassion (voulue au minimum) pour les personnages, même ceux qu'il pourfend à un degré moral ou idéologique. Si toute cette lecture consterne, mais qu'on est tolérant, c'est-à-dire laxiste ; ce talent permet au film de se racheter ; tout comme l'originalité évidente du métrage le rend attractif en dépit de ce qu'il répand.
La prestation de Galabru à elle seule est une réussite ; Tavernier a eu une idée géniale en détournant cet acteur de comédies troupières minables. Jouet d'un destin social macabre, déformé par l'asile et les mauvais traitements, ce cheminot cultivé mais animal est un personnage singulier, à défaut d'avoir une quelconque noblesse et de savoir renouveler ses apostrophes. Galabru trouve probablement le rôle le plus passionnant de sa carrière ; et peut-être aussi le plus réfléchi (à défaut d'être honnête). Après tout sa grossièreté correspond bien au film, emballant avec force et sophistication un discours démagogue et irresponsable ; tout en ne disant pas grand chose des conditions vie pour les exclus de l'époque. Tout ce que fait Tavernier là-dessus, c'est montrer les enfants que les religieux laissent agoniser ; et crier à la Commune pour refermer son film, avec Rose (Isabelle Huppert) soudainement prolo du fond du cœur.
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