Quand Tarkovski fait du Tarkovski, on sait à peu près à quoi s’attendre : un élan cinématographico-philosophique puissant et troublant. Mais quand Tarkovski fait du Tarkovski sur Tarkovski, on n’est jamais assez préparé. Après son Solaris, le cinéaste russe choisit de revenir sur Terre, au point de sonder sa propre conscience et ses propres souvenirs dans Le Miroir, un film hermétique, difficile, très exigeant, mais à la profondeur vertigineuse.
Le cinéaste l’affirme lui-même, c’est bien sa vie qui est restituée et sondée dans Le Miroir. Une ouverture au monde, un témoignage, une mise à nu du réalisateur qui devient le cobaye de son nouveau travail philosophique. Au travers de divers personnages, fictifs ou réel, il parvint à étudier l’humanité sous toutes ses formes et à toutes les époques, mais comment parvenir à étudier sa propre personnalité et en faire le sujet d’une oeuvre ? Qu’y a-t-il, finalement, de plus hermétique que notre propre conscience à l’égard des autres ? Ce qui nous constitue n’appartient généralement qu’à nous mais, pourtant, beaucoup d’éléments peuvent nous en faire douter. Le jeune Ivan remettait en question les soldats dans L’Enfance d’Ivan (1962), la Russie médiévale remettait en question la foi d’Andreï Roublev dans Andreï Roublev (1966), et une matière extra-terrestre venait ressusciter le passé troublé de Kris Kelvin pour remettre en question son présent et son futur dans Solaris (1972). Dans Le Miroir, Andreï Tarkovski pousse encore plus loin le sujet de son film précédent, et met en scène un biopic comme personne d’autre, très probablement, n’en a jamais fait.
Chronologie aléatoire, transition de plus en plus floue entre les époques, entre réalité et rêve, mélange et assimilation des personnages… Tout est fait pour que le spectateur se perde dans ce dédale infernal le menant à s’interroger sur sa capacité à suivre l’histoire et à comprendre l’enjeu du film. En réalité, il faut considérer tout cela comme des composantes de la mémoire d’un homme. Qu’est-ce qui compose la mémoire d’un homme ? Des souvenirs, des images, des émotions. Ces éléments se gravent dans notre conscience, s’intègrent au plus profond d’elle, et nous accompagnent toute notre vie, au point d’être capables de resurgir à tout moment, comme Tarkovski le montre dans Solaris. Cependant, le temps avançant, nous vivons des expériences, notre vie change, et notre conception de ce que nous avons vécu évolue, s’altérant ou se mêlant au présent. Notre souvenir des personnes du passé peut être modifié par celles du présent, comme le personnage principal qui assimile son ex-femme à sa mère. Le souvenir assimilé apparaît dans notre esprit comme une image ou une odeur, mais est en soi, dans son essence la plus pure, une sorte d’objet immatériel, qui se transforme avec le temps sans que nous puissions l’en empêcher. Tout cela crée un vaste enchevêtrement qui matérialise la mémoire, ici celle d’Andreï Tarkovski, où temps et images se confondent, d’où une intrigue décousue et difficilement compréhensible.
C’est d’ailleurs cette étrangeté et toute cette part de mystère qui justifie l’aspect autobiographique de l’oeuvre. Tarkovski sonde sa propre mémoire car c’est celle qui lui appartient, la seule qu’il puisse sonder aussi bien, et dont il peut retransmettre le plus fidèlement et le plus personnellement les troubles, les joies et les changements. Andreï Tarkovski est également et surtout un artiste et un homme qui aime son pays. A travers sa mémoire, c’est aussi la mémoire de l’art qui se manifeste, le souvenirs de peintures, de poèmes (ici écrits par son père Arseni Tarkovski), mais aussi celle de la Russie, qui a connu la guerre, les difficultés. Mais également une Russie de campagne mélancolique, poétique et paisible, comme Tarkovski aime la filmer, avec notamment et toujours la présence des quatre éléments naturels principaux que sont l’air, le feu, la terre et l’eau. La capture de ces éléments du quotidien vient ajouter une dimension sensorielle et restitue ce qui reste immuable, dont le souvenir restera toujours intact et inaltérable.
Alors que, jusqu’ici, Andreï Tarkovski contemplait de l’extérieur, regardait le monde alentours et le décrivait et l’étudiait à sa manière, il contemple cette fois son monde intérieur, l’essence même, finalement de toute son oeuvre. Les miroirs sont nombreux dans le film, tant par leur présence dans le décor que dans l’intrigue. Mais, finalement, Le Miroir est cette oeuvre complète dans laquelle se réfléchit la conscience et la mémoire d’un cinéaste, d’un artiste, d’un philosophe, un esprit complexe à la tête d’une oeuvre complexe, qui parvient à capturer l’essence de l’essence, bouclant une boucle métaphysique vertigineuse.