Il a fallu une certaine dose de courage à Michel Hazanavicius pour venir affronter la critique internationale, et a fortiori française, sur la Croisette avec son dernier projet. Traiter de Godard, de la Nouvelle Vague, qui plus est sous la forme d’une comédie pastiche, était en effet risqué, et les nez pincés n’ont pas manqué de manifester leur scepticisme.
C’est d’autant plus amusant que c’est là le sujet même du film : le rapport d’un créateur déifié au mythe qu’il représente et à la tournure que doit prendre son œuvre, son lien avec les personnes : celles qui regardent ses films, celles qui en sont les sujets. C’est d’ailleurs l’objet d’une des nombreuses saillies du film : « Je m’intéresse aux gens », clame le démiurge, ce à quoi on lui rétorque : « Mais vous pourriez les intéresser, aussi. »
Le Redoutable est une comédie, et prend le parti ô combien salvateur de s’écarter des rails sempiternels du biopic à la naphtaline. Certes, Hazanavicius prend le temps de reconstituer une époque à un carrefour de l’histoire, à savoir mai 68, mais cette immersion vaut surtout pour son aspect graphique et délicieusement vintage, renforcée par la multitude de cartons, de chapitrage, de slogans, d’inscriptions sur les murs, les trottoirs, qui montrent à quel point son décor est littéraire et symbolique.
Un demi-siècle d’écart permet au cinéaste une prescription tout fait salutaire : des audaces du génie, il ne reste presque que la fraîcheur, dénuée d’une dimension idéologique qui finira par les empeser. De Godard, Hazanavicius reprend toutes les innovations formelles et insolentes, du sous-titre explicitant les pensées réelles des personnages aux variations de points de vue, en passant par les transgressions narratives (Louis Garrel en Godard expliquant son mépris pour les acteurs : «Je suis sûr que si tu demandes à un acteur de dire que les acteurs sont cons, il le fait») ou une réflexion, dans le plus simple appareil, sur l’utilité du nu à l’écran. Bien entendu, l’effet catalogue pointe à l’horizon, et la gratuité des effets peut faire l’objet de réprimandes. Mais si l’on prend ces exercices de style pour ce qu’ils sont, à savoir des hommages sans prétention, ils sont parfaitement en accord avec l’esprit du film, et, au passage, permettront à une nouvelle génération de découvrir bien des jeux formels du cinéma de Godard.
Le cœur du sujet est bien là : regarder avec recul l’histoire d’une bifurcation, et le drame d’un génie hanté par la portée de son propos. L’engagement de Godard dans la Révolution est fascinant parce qu’il répond à une injonction morale qui, paradoxalement, le coupe du monde. Le Redoutable raconte surtout l’histoire d’un désamour : de couple, bien entendu (les comédiens sont tous remarquables), mais aussi d’un cinéaste populaire qui, voulant parler des souffrances du peuple, finit aussi par le mépriser. A grand renfort de phrases définitives (« Ne sois pas si bourgeoise, pense au Vietnam »), Godard devient un recueil d’aphorismes incapable de communiquer avec les autres. Tout devient l’objet de conflit : c’est souvent drôle (les débats sur Cannes, pour une mise en abyme assez savoureuse dans lors de sa projection au festival, la dispute superbement écrite dans l’habitacle d’une voiture), parfois malaisant (la confrontation aux étudiants), voire pathétique (la rupture amoureuse).
On pourra bien entendu faire quelques rapprochements entre le destin de Godard, porté aux nues pour ses comédies et délaissé par la suite, avec l’évolution récente de carrière d’Hazanavicius. Mais prétendre que ce film ne parle que de lui serait passer à côté de sa véritable portée : avec tendresse et sans condescendance, le réalisateur raconte surtout deux histoires d’amour : d’un côté, celle d’un couple qui s’achève, de l’autre, sa cinéphilie, inextinguible.
(7.5/10)