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Les raisons se bousculent pour revoir et reconsidérer Le Sixième sens (Manhunter) de Michael Mann : c’est l’un de ses meilleurs films, c’est l’une des plus belles adaptation de Thomas Harris, qui va générer quelques années plus tard Le Silence des Agneaux et toutes ses nombreuses séquelles, et c’est enfin une voie de réconciliation avec les années 80 : qu’il suffise de considérer l’autre grand film interprété par William Petersen, Police Fédérale Los Angeles, qui souffre d’excès esthétiques assez pénibles, pour s’en convaincre.
Le terrain est certes balisé pour Mann, qui nous propose un film en binôme avec son déjà très beau Solitaire : ambiances urbaines et nocturnes, affrontements entre archétypes et fascination réciproque (le principe fondateur de L.A. Takedown, c’est-à-dire de Heat), polar mélancolique et néanmoins riche de tension.
Mais le traitement du thriller occasionne de nouvelles questions : il ne s’agit plus ici d’une histoire de braquage, mais d’une immersion dans les arcanes du mal par le biais du profiling, avec, déjà, Hannibal Lecter (ici nommé Lecktor) en consultant prestigieux.
Dès le départ, le psychopathe intègre la question du regard dans ses forfaits : cette intrusion de la caméra amateur dans un logement (qui donnera lieu plus tard aux très belles et effroyables thématiques de Lost Highway ou du Caché de Haneke) affirme la puissance de celui qui regarde, et donc incidemment du cinéaste aux commandes : le nombre de plans iconiques est impressionnant, du premier, sur la plage où les deux flics sont assis sur un tronc, à un cadavre gisant en croix dans son sang, tout est minutieusement cadré et sublimé. Miroir, et façades vitrées abondent, dans un univers qui fait de l’architecture un protagoniste. Le Sixième sens est un film blanc : de la cellule de Lecktor aux villas bientôt maculées de sang,
la blancheur s’impose, aussi impeccable qu’inquiétante : cette froideur alliée au fameux bleuté des 80’s dont Mann s’est fait le spécialiste nimbe son récit d’une aura en parfaite adéquation avec les thèmes traités. La musique, synthétique à souhait, rappelle par moments la mélancolie sublime de Blade Runner, avec d’exploser dans les séquences de meurtre grâce aux guitares grasses d’Iron Butterfly.
Mais Mann ne perd pas non plus ses personnages dans une esthétique qui pourrait les désincarner. Au fil de longues conversations, comme on les a déjà vues dans Le Solitaire ou Jericho Mile, il leur offre l’occasion de s’affirmer : le duel entre Lecktor et Will Graham, bien sûr, mais aussi ce dernier avec son fils dans cette très belle séquence du supermarché. Ce qui est habituellement un cliché du genre, à savoir la famille du flic mise en danger, gagne ici une épaisseur inédite. Mann procède de même dans sa façon de suspendre le temps, notamment dans la phase de séduction entre le psychopathe et l’aveugle, autour d’une séquence aussi insolite que séduisante, au cours de laquelle elle va pouvoir caresser un tigre sous anesthésie.
De cet équilibre malsain entre personnages de chair et un cadre glacial qui les oppresse surgit tout le charme vénéneux du film. Le tueur fait des films, le prisonnier les inspire, le flic les reconstitue : Graham est traité comme un personnage borderline, clairement dépendant du mal qu’il traque et dans lequel il peut plonger à tout moment, et cette fragilité contamine le spectateur, pour qui les frontières entre empathie et effroi sont poreuses, comme elles le sont avec le tueur et sa jalousie fondée sur un malentendu, ou avec Lecktor qui, comme tous les grands pervers, inspire autant d’admiration que de répulsion.
Le soleil a beau briller sur ce retour à la plage qu’est le dernier plan, personne n’oublie : les architectures médicales, le bleu de la nuit, et le noir du sang.
Comme Graham, on replongera : on repassera le film.
Présentation, anecdotes de tournage et analyses lors du Ciné-Club :
https://youtu.be/fRSxBLtD4sU