C'est en relisant "20 000 Lieues Sous les Mers" que j'ai remarqué un point commun entre les oeuvres de Jules Verne et de Hayao Miyazaki.
Bon évidemment, le lien le plus direct est que si on mettait un peu plus d'humanité et de magie chez Verne, le résultat serait au final très similaire à ce que tout Miyazaki à pu produire. Cités volantes, palais mouvants, pirates du ciel dans un style édouardien se mêlent sans mal à un monde creux, un chateau protégé par des hologrammes, un canon lunaire ou un train éléphant dans un style victorien. Robur le Conquérant est un terroriste loufoque dont le but est de prouver la supériorité des engins plus lourds que l'air, les futurs avions, sur les dirigeables. Phileas Fogg veut prouver les merveilles et possibles du monde moderne en faisant le tour du monde en un temps record. Il y a dans les oeuvres des deux artistes, un amour du gadget et de l'aventure, des possibilités que recèle l'esprit humain en accord avec le monde. Et que Verne favorise de ternes et correct gentlemen quarantenaires plutôt que des enfants enthousiastes et colorés ne change rien à l'affaire.
Cependant, ils partagent également le même paradoxe, la même contradiction consciente, qui ne se voit nulle part mieux que dans le Vent se Lève et 20 000 Lieues sous les Mers : le prix de la science, du rêve, sur soi même et sur les relations humaines. Et au-delà, un amour de l'esthétique technologique appliquée à la guerre, la beauté de l'avion de combat, la puissance absolue du sous-marin... comparé à une horreur des conséquences, un discours anti-militariste.
Dans le livre de Verne, Nemo est un ancien prince indien s'étant retiré sous l'océan après avoir perdu sa famille dans une répression coloniale. Il est libre, il aide les révolutionnaires grecs, sa technologie lui offre un monde nouveau à explorer, il se retire des lois humaines classiques, il... coule tout navire battant pavillon anglais qui croise son chemin, condamnant les marins à leur bord à la noyade. Outch.
Dans le film de Miyazaki, Jiro est un jeune concepteur aéronautique, fasciné par les avions et cherchant un moyen d'en faire de nouveaux. Sa passion donne une direction à sa vie, lui fournit une énergie et une imagination incroyable, lui donne des rêves à réaliser et... le pousse à négliger sa femme et à créer un engin de mort servant les conquêtes d'un régime raciste et impérialiste. Oups.
Tous deux, en cherchant trop loin dans leurs rêves et leur applications réelles, se sont séparés de la morale humaine, devenant, l'un à contrecœur, l'autre sans même le comprendre, des monstres d'égoïsme, néfastes au reste de l'humanité.
Abandonnons un peu Jules Verne, et concentrons nous sur Miyazaki. Ce n'est pas la première fois qu'il présente le paradoxe du rêveur meurtrier. Dans le Château dans le Ciel, Muska présentait la puissance destructrice de la cité volante comme alimentant les songes de l'humanité. Le protagoniste de Porco Rosso est un pilote de combat fermement opposé à la guerre. Haoru du Chateau Ambulant refuse de murir au point de mettre les personnes autour de lui en danger. La route d'Ashitaka vers la paix, dans Princesse Mononoke, est semée de cadavres. Et bien sûr, la version manga de Nausicäa, sans doute la plus proche de Jiro, est prête à détruire le futur de l'humanité pour valider sa foi dans la Nature.
Ce pattern n'est pas dû au hasard. Il représente le paradoxe du créateur Miyazaki lui même. Son dessin caresse amoureusement les machines de guerre dantesques, les combats aériens, la destruction sous toutes ses formes, tandis que son propos condamne éternellement la violence, la haine et le conflit. Ayant grandi dans les ruines laissées par le plus grand carnage de tous les temps, l'esprit de l'auteur hait le combat. Mais son oeil et son âme d'artiste aime la furie de l'explosion, la finesse du duel, la passion de l'adversité. Cela transpire dans presque chacun de ses films. Ce sont deux goûts contradictoires que beaucoup d'entre nous conservent, et que la plupart accordent à travers la catharsis de la fiction.
Jiro, le "héros" du "Vent se Lève", ne peut pas s'en contenter. Il ne veut pas être spectateur, il veut être auteur. Même si ça implique la mort de milliers de gens. Jiro ne leur veut pas de mal. C'est un homme bon, dans son propre genre. Un homme à la compassion immédiate, toujours aimable, capable d'attention, sans haine pour quiconque. Et c'est pourtant sur le dos des autres, ses proches comme des inconnus, qu'il va bâtir sa création, sa pyramide. Car une pyramide ne se bâtit pas sans souffrance. Elle est belle, elle demeure, c'est un achèvement qui inspire à soit même la fierté et aux spectateurs l'admiration, mais elle demande des sacrifices. Reste à savoir si ça en vaut la peine.
Devoir trahir certaines de ses idées, devoir renoncer à être souvent auprès des siens, devoir se fermer certaines voies pour se consacrer à celle à laquelle on se destine. Même si l'oeuvre de Miyazaki n'a jamais blesser personne (à ce que je sache), il est possible qu'il éprouve certain de ces regrets.
Et je pense que c'est pourquoi il a choisi de faire cet histoire, l'histoire d'un homme sans malice aucune, fasciné par les avions, mû toute sa vie par une ferveur de fer dans le travail et la romance, et qui se retrouve à construire des engins de mort et à écarter sa femme sans le vouloir. Un homme qui a construit sa pyramide en dépit de tout, et a perdu l'être qui comptait le plus pour lui. Sans qu'on sache, au final, si elle comptait plus que son avion.
Que ce soit pour Nemo, Jiro ou Miyazaki, le vent du rêve s'est levé. Et ils ont tenté de vivre avec.