Lait chaud. Son rouge
Caressons, toi et moi, si tu veux bien, l'évidence : on est face à un grand film. Un de ceux qui traversent les temps, sans bouger. Un de ceux qui sont faits pour éblouir, génération après...
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le 20 mars 2014
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Devenu un grand classique du cinéma anglo-saxon, Les Chaussons Rouges fut à sa sortie un semi-échec, après avoir été un projet longtemps repoussé puis connu un tournage chahuté. Le tandem Michael Powell/Emeric Pressburger vient d'accomplir Le Narcisse Noir et est alors au sommet de sa gloire ; cette fois les investisseurs se crispent (et refoulent le film à la séance de minuit) et l'accueil est modeste. Puis rapidement les instances de légitimation (Oscars et Golden Globe) saluent ces Chausson Rouges et il devient un moment de cinéma majeur pour de futurs auteurs. Scorsese mettra souvent en avant son film préféré (il accompagne sa ressortie en 2010), Brian De Palma célébrera « le film parfait », Coppola y trouvera également une matrice.
Les Chaussons rouges doit tous ces éloges à sa nature de spectacle total, explicitement nommée et convoitée par ses réalisateurs. Il apporte des arts majeurs sur le grand écran : peinture, musique et surtout danse, le film étant centré sur l'adaptation en ballet d'un conte d'Andersen. Le traitement de la couleur lui aussi devient un art et comme son prédécesseur Le Narcisse Noir, Les Chaussons Rouges témoigne de l'apogée du Techicolor. Il s'avère aussi majestueux qu'innovant, les prouesses techniques servant notamment la présentation du ballet en milieu de film. Elles s'expriment à de multiples reprises (surimpressions, 'métamorphoses', cadre 'démultiplié') où l'anti-naturalisme est poussé à son comble, les décors glissent presque littéralement sur les chaussons rouges (descente des escaliers).
La magie est là et ses effets sont physiques, indéniables ; niveau alchimie, la température redescend. Le manque de densité du scénario est une gêne dans la mesure où il empêche ce grand manège de s'épanouir à fond. Les Chaussons Rouges manque d'ampleur à un degré intime. La tragédie reste à l'écran et celui-ci devient un somptueux écran de fumée entre le vide et les attentes. La première heure est encore d'un classicisme éblouissant et bizarrement navrant, parce que trop plein de vacuité, malgré des poses raffinées et des saillies spirituelles ; c'est le temps de la fluidité, des enjeux de papiers et des avancements mous. Le ballet au centre ouvre les hostilités et lâche les énergies.
La convoitise haineuse de Lermontov (Anton Walbrook) épice et 'solidifie' le show, car il le faut bien, car les formes et la source l'exige. Le mélange de morgue fade et de complaisance imbibant l'ensemble des personnages en rajoute dans la pétrification du film. Les français sont des fantômes, les efféminés faibles et lourdingues suggèrent la méchanceté la plus laide, les anglais BCBG, pleins d'autorités et sans allant, contrôlent les opérations. Tous ont ce côté falot, mi-frustré mi-gavé, tellement désagréable, s'ajoutant à la superficialité de leur constitution au niveau de l'écriture. Voilà tout juste des pantins dans une représentation les dépassant : des pantins moches au flegme et au pompiérisme dissuasifs.
Lermontov fait penser à l'éphébophile de Mort à Venise : comme lui il tient par le statut, mais il a le pouvoir et l'influence en plus pour le relever. Sans ça, c'était un aristocrate poisseux, absorbé tout entier par ses obsessions mesquines et sans ressources pour filer droit. L’héroïne rousse (Vicki Page, par Moira Shearer) est magnétique et c'est la seule dans ce cas ; sûrement un effet recherché, cependant elle n'est pas plus enthousiasmante pour autant : sèche comme ses camarades, sans les airs mauvais qu'il leur arrive de prendre. Sa beauté n'est pas attirante au-delà de la contemplation, elle est stimulante pour les fétichistes du drame maniériste. En sombrant dans le mélo malgré ses lourdes défenses, le directeur hautain prend le même chemin. L'amant, lui, a une gueule de circonstance, jamais autre chose et se fonderait dans la masse s'il n'avait sa position ; on le laisse être le maillon faible de la triade.
C'est un peu comme si Lawrence d'Arabie ou Le Conformiste devenaient des démonstrations hautement respectables, peut-être d'une qualité 'primaire' exceptionnelle, mais inhabitées ; menacées de s'effondrer car racontant si peu, chargés d'un récit qui ne serait que formalité embarrassante, d'une esthétique qui ne s'en tiendrait qu'à la partie plastique – au point de se robotiser à l'occasion, de délicates façons (notamment quand le mégalo craque). La réflexion sur l'artiste apparaît comme un superbe agrément, le propos est pour le moins synthétique et prudent ; au fond Les Chaussons Rouges n'est qu'une géniale illustration ; du dilemme entre la vie quelconque, médiocre vue de haut ; et le sacrifice pour la création et la sublimation de l'individualité, c'est-à-dire d'une poussière se faisant objet au service du Beau.
Par conséquent, le film garde un charme puissant, assène en continu des plans foudroyants, s'envole lorsque la musique s'invite (via le Royal Philharmonic Orchestra dirigé par Thomas Beecham). Il berce le spectateur, le laisse s'attacher seulement à des motifs. Quel reflet obtient-il ? Juste nos impressions face à la virtuosité, aux machines à illusions en marche et éventuellement à leurs coulisses. Avec une admiration croissante à mesure que les sentiments poussent et les mécaniques se mettent en branle ; et une connivence sûrement platonique, faite de respect ou d'exaltations froides. Après cet opus, Powell et Pressburger connaîtront encore de belles réussites, comme Les contes d'Hoffman (1951) ; Powell seul signera notamment Le Voyeur (1960), thriller en mesure de confronter le sacro-saint Psychose sorti trois ans plus tard.
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Créée
le 17 avr. 2016
Critique lue 632 fois
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