Cette critique sera difficilement objective, et je m'engage officiellement par ce biais à dire des choses pouvant éventuellement dépasser une réalité qui n'est pas la mienne.
Les Dents de la Mer... Je n'ai rien à dire sur ce film. Ou trop. Ou du moins je ne sais absolument pas ce que je vais tenter d'en dire là, tout de suite maintenant. Quoi de plus compliqué que d'expliquer en quoi on aime un film quand ce film est celui que l'on aime le plus ? Mais ça me tente d'essayer... Et comment le faire de façon courte sans frustration ? En fait, désolé, mais je n'ai pas le temps de faire court.
Bon déjà il est à noter qu'il s'agit de 1 : Un Spielberg et 2 : Jaws, c'est à dire pas le film le plus anodin de sa carrière, et donc un film sur lequel on a déjà tout dit ou presque. Entre analyses pseudo Freudiennes sur le déroulement de l'histoire, comparaisons avec le roman de Benchley ou traumatisme Spielbergien sous-jacent, Jaws n'a pas fait couler que du faux sang et des bateaux. Et d'ailleurs dans l'immédiat, on s'en fout.
En fait, ce qui est intéressant dans l'idée de causer de Jaws maintenant plus que n'importe quand est qu'actuellement, jamais les chaines câblées ou les direct to dvd n'ont été aussi remplies d'attaques de requins, ces derniers devenant les stars incontestés du nanar actuel, allant jusqu'à presque bâtir un genre bien à eux, le (mauvais) film de requin.
"On s'mate un film de requin ?", "Une pizza et un bon film de requin bien pourri pour une soirée parfaite", ce genre de terreur subaquatique est devenu l'ami des soirées arrosées entre potes, des bacs dvd d'occaz ou des disques durs en fin de réserve.
Comment cela se fait ? Parce que le sujet "requin" est inépuisable. Greffez lui des tentacules ou donnez lui la taille de 10 sous marins nucléaires, imaginez le bicéphale ou nageant dans le sable, foutez le dans les eaux de Venise ou nageant sous la neige, faites le pleuvoir sur la ville par le moyen de tornades ou de tsunamis ! Le requin sera toujours enclin à vos idées de merd.. vos idées farfelues, et les producteurs aussi. Et le requin aura encore une longue vie ciné devant lui (et je suis le premier à applaudir ça).
Tout ça a tel point qu'on oublierait presque qu'il y a eu des gens qui ont réalisé des films "sérieux" sur le sujet, avec une portée, une visée tout autre qu'un visionnage éphémère entrevu entre deux canettes. Dans cette catégorie, c'est à dire la catégorie du film de requin "crédible" et sérieux, du film de requin réussi, tous ont "échoué" comme des baleines bourrées. Sauf un.
Si Jaws n'existait pas, les requins de cinéma ne seraient que des clowns.
Jaws est un Spielberg. Oui. Un Spielberg qui dans la lignée de Duel se bâtit tout entier sur un scénario d'une pauvreté sans pareille. Jaws, c'est trois types sur un bateau qui chassent un gros requin plutôt friand des plaisanciers d'une petite île de tourisme. Et la fête nationale arrivant, la cloche du déjeuner a sonné d'une sombre musique sur Amity Island. Une musique en deux notes atonales montant dans un inexorable crescendo. Une musique, un mythe. Un sommet orchestral faisant partie intégrante de la mise en scène d'un génie ahurissant, d'un sens de la direction et du suspens extraordinaire dont Spielberg va, lui aussi tout en crescendo, faire une démonstration bluffante.
Un Spielberg dans lequel un enfant se fait dévorer sous les yeux de sa mère. Un Spielberg qui filme le traumatisme dans les yeux d'un autre ou un membre coulant dans les eaux verdâtre avec une quasi poésie du repas fini, du calme revenant après les hurlements stridents et l'agitation frénétique, l'eau bouillonnante d'écarlate apaisée d'une vaguelette s'évanouissant sur la surface comme un linceul accompagné de quelques notes adoucies. Un Spielberg qui parle aussi aux enfants, mais à ce qu'ils chérissent paradoxalement le plus, la peur qui est en eux, et qui reste en chacun de nous. La peur du monstre du placard ou de la main décharnée ou la mâchoire horrible sortant de sous le lit pour vous attraper la cheville et vous happer. Le duo Spielberg-Williams caressent cette peur, ils l'apprivoisent doucement et l'effleurent pour mieux la faire sortir de son trou.
Merveille hitchcockienne de tension, par laquelle Spielberg, pour la seconde et dernière fois dans l'histoire du cinéma, parvient après Les Oiseaux de son illustre mentor, à extraire le sous genre de Série B de "Terreur animale" de sa classification abyssale pour le propulser au rang de chef d'oeuvre toutes catégories, avec sa caméra et quatre acteurs de légende. Le trio de chasseurs qu'on ne présente plus et le requin, Bruce, qu'on ne présente plus non plus, si ce n'est pour contre-attaquer "Le requin a toujours l'air aussi faux", clin d'oeil de Zemeckis dans Retour vers le Futur. Evidemment. On voit que c'est une machine.
Mais une machine a toujours l'air plus réelle que ces boudins en images de synthèse dont on nous gratifie sans cesse. (ça c'est fait)
Une machine passe justement comme ce qu'elle est, machine à tuer abyssale au regard si glaçant, plus monstre insensé déformé par sa voracité et son acharnement que véritable requin, locomotive de 7 mètres avec un four béant garni de rasoirs peu accueillants.
Et une machine, on préfère la cacher. On trouve des trucs, des techniques, pour la rendre omniprésente sans jamais avoir trop à la dévoiler, on la suggère sans cesse insidieusement, ce qui vient directement murmurer à l'oreille de nos peur personnelles les plus enfouies, car qui d'autre mieux que notre propre imagination pourra créer le monstre ultime si elle est motivée et inspirée avec astuce et talent ?
Jaws est une porte vers ce monstre qu'on peut tous imaginer, ce monstre tapis sous l'eau, l'angoisse qui rôde, le danger qui veille. C'est aussi une porte que beaucoup raillent et chassent du revers de la main, arguant qu'un requin de plastique et quelques cris ne suffisent pas à faire peur. Mais c'est une porte vers une peur vicieuse qui dort sur un canapé mais se repointe au moment ou vous faites trempette et que quelque chose d'invisible vous effleure le pied.
Mais au delà de ça, de cette portée horrifique, c'est surtout un film interprété de façon démente par les trois personnages principaux, dont Robert Shaw, incarnant le légendaire Quint, chasseur bourru, baroudeur grincheux et sarcastique, faisant de son monologue sur ses souvenirs dans la marine un des points culminant du film, prenant une dimension épique exceptionnelle. C'est un film qui alterne avec une maestria superbe des moments d'horreur pure avec des instants plus légers et joviaux, voir comiques, des échanges de répliques cultes accompagnés magnifiquement avec la légendaire partition, nous laissant un instant reprendre notre souffle avant de nous replonger dans une tension oppressante sur ce huis clos suffocant de cette coque enfermée par une infinité d'eau menaçante, de voile bleuté dissimulant l'inconnu si terrifiant.
Jaws, c'est le meilleur film du monde.
Petit paragraphe en plus :
"Le massacre des requins, c'est à cause de Jaws". Hahahaha non. Jaws doit bien être un des plus gros paradoxes affectifs que j'ai à encaisser et surtout à expliquer. J'aime les requins et crache au quotidien sur leur destruction insensée. En plus d'être extrêmement utiles à l'écosystème depuis près de 400 millions d'années (excusez du peu), ce sont des animaux d'une grâce extrême, absolument magnifiques. A côté de ça, Jaws est un de mes films préférés, ma plus grande fascination cinématographique. Et ce film parle d'un requin qui tue des gens (et donc très très méchant). Jaws est donc un film anti-requin. Conneries.
Ce film ne parle pas de requin, pas plus que Duel ne parle de camion citerne ou Psychose de rideau de douche. Ce film parle de la peur de l'inconnu et c'est en ça qu'il est particulièrement réussi et intemporel. Bruce n'est pas un requin, c'est une machine des profondeurs, un diable des abysses venant clamer son du. Bruce n'est pas plus un squale que Moby Dick une baleine. Bruce est l'incarnation de la peur de ce qu'on ne voit pas, la peur du noir, de l'obscurité, la peur de l'invisible. Il incarne une terreur antédiluvienne indicible.
Ce film est intemporel parce qu'il met en scène une machine qui ne ressemble pas à un requin. Bruce est un monstre surnaturel bien plus terrifiant qu'un animal commun, et aucun film moins enlisé dans ses contraintes techniques ne pourrait restituer cette mise en scène de l'angoisse qui couve.
De là éclot une fascination palpable, et aujourd'hui, bien des vocations d'océanologues et de requinologues militant pour la sauvegarde de ces créatures sont nées d'une passion pour ce film, l'amour que l'on a à tutoyer sa crainte et à en comprendre la force attachante.
Lors de la scène de la cage, alors que Quint et Brody tentent de la remonter, un plan de vrai requin blanc est utilisé, montrant l'animal se tortiller de manière extrêmement véloce, déteignant puissamment avec l'énorme créature de caoutchouc entraperçue le reste du film. Ce moment ne montre plus la terreur mais un animal splendide, et ce n'est clairement plus Bruce qu'on voit à l'écran mais un requin.
A la base, beaucoup plus de plans de vrais requins devaient être introduits dans le film, mais l'idée à été abandonnée. Et fort heureusement car le film aurait risqué de montrer des requins et de passer à côté de son sujet :
L'histoire d'un homme qui va retrouver une dernière fois son destin au large, hanté par une crainte universelle, une crainte dévorante, comme le capitaine Achab et bien d'autres avant lui.