Le goût du sang
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Pour son premier opus, Ridley Scott s’essaya d’abord au film historique avant de se révéler sur la SF par les deux pièces maîtresses Alien et Blade Runner. Deux ans le séparent du monument Barry Lyndon, et le moins qu’on puisse dire, c’est que son influence est patente. La verdure de l’herbe, les chemins sinueux et ocre, la composition des cadres ou le zoom arrière sur des natures mortes, la voix off, tout semble rendre hommage au maître, sans qu’on y voie pour autant une flagornerie gratuite. Car en adaptant Conrad, le réalisateur choisit un sujet à la mesure de ces ambitions plastiques.
Les duellistes marque une nouvelle exploration de l’auteur d’Au cœur des ténèbres de cette folie qui peut gagner ces étranges créatures qu’on nomme les hommes. Soit un duel au motif futile qui va gangréner quinze ans de la vie de deux officiers, à partir de 1800. Puisque l’honneur prévaut, on ne se dérobe pas à ce protocole qui toujours tourne court, puisque l’on s’obstine à ne pas mourir, et toujours se rappelle à ces deux rivaux qui se croisent dans les tourments de l’Europe, notamment au fil des campagnes napoléoniennes.
Mêlant habilement l’histoire de ces individus à l’Histoire qu’ils alimentent ou subissent, le récit prend un malin plaisir à les voir s’empêcher mutuellement d’avancer. Alors que l’un, Féraud (Harvey Keitel, insolent de fierté), ne cesse de provoquer les combats, l’autre tente de fuir sans pouvoir pour autant renoncer au code de l’honneur qu’il défend, allant jusqu’à compromettre carrière opportuniste et mariage de raison. Dans ce duo malsain, nul n’est plus à blâmer que l’autre, puisqu’on peut opposer l’acharnement stupide du premier aux compromissions du second, devenu royaliste à la chute de leur idole initiale, Napoléon. Magnétisés l’un par l’autre, épris d’un respect haineux, ils sont l’incarnation de cette impossible synthèse entre raison et passion, tourments individuels et protocole.
Sur cette ligne claire, Scott compose une partition de toute beauté. Déclinant tous les duels possibles, à l’épée, au sabre, au fleuret, aux pistolets, dans la neige ou des ruines brumeuses, en forêt ou des caves voûtées, il ponctue son film de ce rendez-vous funeste avec une plasticité virtuose, tandis que les rivaux s’épuisent, s’abiment dans cette égalité tragique. Et, comme en guise d’équilibre, il dissémine quelques touches ironiques venant écailler le vernis des conventions, de l’éternuement de d’Hubert au moment de présenter les armes à une demande en mariage perturbée par des chevaux.
A mesure que le film avance, chaque duel peut être le dernier, et la tension s’accompagne d’une attention toujours plus prégnante au décor. La séquence finale, entre forêt et château en ruine, est d’une splendide symbolique, entre un retour à l’état de nature par la sauvagerie des instincts, et la traversée d’un monde médiéval déjà disparu, dont on tient pourtant ce genre de code obsolète.
La résolution est à la mesure de la finesse psychologique disséminée au fil de ces deux décennies.
Lorsqu’il tient en joue son rival acharné, d’Hubert lui laisse la vie sauve en le considérant comme mort, et avec lui la soumission qu’il lui a imposé si longtemps. Il va pouvoir vivre, tandis que Féraud devra faire le deuil de cette issue tant désirée, celle d’une des deux morts.
Echec du code, victoire de la vie, ou demi-mesure d’individus qui ne sont plus à la hauteur de l’héroïsme romanesque dont ils se réclamaient ? C’est bien dans cette finesse trouble, qui rejoint là encore bien des thèmes du séminal Barry Lyndon, que se joue la grandeur malade des Duellistes.
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Créée
le 1 déc. 2015
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