Partie 1 : Le talent de Siegfried, chasseur de dragons.
Les 150 minutes de la première partie des Nibelungen procurent le même effet qu'un rouleau-compresseur épique et émotionnel : on en ressort tétanisé, complètement époustouflé par l'audace formelle et narrative de ce travail de titan. C'est une superproduction du muet qui va plus loin encore dans la recherche de l'effet de sidération que les meilleures séquences que Griffith tourna huit ans plus tôt dans Intolérance, axées sur la chute de Babylone. L'ampleur de la fresque prend des proportions incroyables.
Il fallait une ambition (et du talent, évidemment) non-négligeable pour reconstituer l'univers d'un mythe fondateur allemand aussi énorme que celui des Nibelungen ("les fils de la brume" littéralement), datant du 13ème siècle, lui-même écrit sous l'influence d'un autre mythe, scandinave, de dix siècles son aîné. Et les aventures de Siegfried trouvent ici un écrin magnifique, d'une redoutable efficacité, dans la toile esthétique tissée par Fritz Lang pour envelopper ses exploits.
Ces séquences en forêt ! Ces passages oniriques à la peinture ! Ces accès de lyrisme qui emportent tout sur leur passage ! Cette présentation d'une guerrière, Brunhil, reine d'Islande ! Cette présence marquante, Hagen de Tronje, avec sa trogne horrible, sa silhouette menaçante, et ce casque de fer orné de plumes de corbeau ! Ces costumes, ces décors, bon sang ! Et ce dragon ! C'est tout bonnement insensé d'être parvenu à animer un animal gigantesque de la sorte dans les années 20, avec aussi peu de moyens techniques à disposition. Il se dégage de presque chaque plan une puissance écrasante, étourdissante, qui confère au récit un souffle épique passionnant. Le seul bémol, si l'on voulait faire la fine bouche, porterait sur la figure du roi, un peu fade en comparaison des autres personnages.
Siegfried se baignant dans le sang du dragon qu'il vient de terrasser, avec une feuille de tilleul posée sur le haut de son dos annonçant un drame proche du mythe (du talon) d'Achille, tout comme certains objets d'apparat fantastiques (à l'image du heaume magique), achèvent de conférer à ce film-fleuve une ampleur démentielle et une aura surnaturelle, merveilleuse, renversante. Le pari de redonner vie à cette légende monumentale et à un imaginaire enchanteur me paraît on ne peut plus réussi.
Partie 2 : Là où Kriemhild passe, l'herbe trépasse.
Le changement de rythme et de ton est d'une radicalité sans commune mesure. Cette seconde partie enterre la dimension littéralement merveilleuse de la légende pour entamer une lente et destructrice descente aux enfers. Au milieu des flammes, drapée dans sa robe aux motifs hypnotisants, le visage fermé, la tête coiffée de son nouvel apparat d'impératrice : Kriemhild, la nouvelle reine des Huns, est une des figures les plus imposantes, les plus surprenantes et les plus noires de cette fresque. Son regard glaçant est de ceux qu'on n'oublie pas.
Tous les personnages sombrent peu à peu dans la folie (la leur ou les conséquences de celle des autres) avant de mourir dans un fracas destructeur. Le carnage est aussi immense qu'inéluctable : c'est le pendant extrêmement noir de toute la première partie qui suivait le chemin du mythe envoûtant et légendaire. Très vite, Fritz Lang décrit les peuples huns dans un souci de contraste assez clair avec les populations burgondes présentes dans la première partie : aux châteaux austères des uns répondent les cahutes insalubres des seconds, d'un côté des armures étincelantes et de beaux tissus, et de l'autre des peaux de bête et des gueules menaçantes. En rejoignant la tribu du roi Etzel (ou Attila, selon la langue...), elle termine son processus de transformation depuis la mort de Siegfried et consacre définitivement le début de l'apocalypse.
Le regard perçant de Margarete Schön irradie ce deuxième volet, il accompagne sa vengeance jusqu'à la scène finale : l'assaut du palais des Huns dans lequel sont enfermées les dernières forces des Burgondes. Cette dernière séquence est à l'image du film dans son ensemble, elle est d'une puissance colossale et elle la doit notamment à des décors gargantuesques, sans aucune limite, et à une horde de figurants donnant littéralement corps à la tuerie. Les combats sont âpres, la haine viscérale, et la violence vengeresse ne laissera que des cendres sur son passage. Et le film se termine sur une vision extrêmement traumatique, avec une armée de cadavres gisant au sol, dans la plus pure démesure, et à ce titre (et à ce titre uniquement) dans la droite ligne de sa première partie.
Le billet dans son format original, avec moult illustrations fait maison : http://www.je-mattarde.com/index.php?post/Les-Nibelungen-La-Mort-de-Siegfried-et-La-vengeance-de-Kriemhild-de-Fritz-Lang-1924