Festival Sens Critique 8/16.
The Rain People commence, fidèle à son titre, par une succession de plans silencieux déclinant tous les motifs picturaux possibles associés à la pluie : en flaque, sur les façades décaties et les carreaux ternes d’une banlieue lépreuse, l’eau ruisselle et pourrit plus qu’elle ne magnifie un décor figé et mortifère. De ce dernier surgit l’ébauche de liberté par le choix du personnage de prendre la route et de plaquer son mari pour un road trip aussi solaire qu’illusoire.
Nathalie, désaxée, handicapée sociale, ne sait plus jouer le rôle qu’on lui assigne, d’épouse, et surtout de future mère. Sa rencontre impromptue avec Killer, (qui, tant socialement qu’humainement, fait fortement penser à celle qui ouvre L’épouvantail de Schatzberg cinq ans plus tard) va la confronter au handicap radical. Pré Rain Man, post Lennie issu de Des Souris et des Hommes, Killer est un esprit d’enfant enfermé dans une carcasse imposante, à la merci des hommes et de leur méchanceté innée. La force du récit et de la caractérisation des personnages est de faire de Nathalie un personnage complexe et ambigu, qui usera de sa domination, pensant un temps pouvoir vider sa frustration sur cet être docile, tantôt son chien de compagnie, tantôt son défouloir. « How obedient are you ? », lui dit-elle, dès le départ.
Car loin de nous proposer l’ébauche d’une amitié solidaire proposée par les rencontres du road movie, Coppola fait du motif du handicap un véritable programme esthétique. Tout, dans le film, fonctionne sur la rupture : le fil temporel, d’abord, par de violentes ellipses et des flashbacks hachurés, un tunnel de périphérique renvoyant subrepticement au corridor de l’hôtel d’un lointain mariage, la nuit d’amour à l’incendie traumatique ou l’accident originel.
La communication elle aussi est rompue : ce sont ces longs plans séquences de conversations téléphoniques polluées par l’opératrice. C’est l’impossible compréhension lors de ce très bel échange à quatre personnages, polyphonie cacophonique entre Killer et son ex petite amie, Nathalie et la mère de celle-ci. C’est l’anonymat des grandes villes, où Killer se réfugie dans la gare routière (car « c’est là que vont les gens pour attendre ») où la foule des manifestations publiques (motif déjà cher à Coppola et qu’on retrouvera si souvent dans son œuvre à venir) a surtout pour vocation de perdre les individus. C’est l’illusion de l’intimité comme garantie d’un échange réel, Gordon le flic révélant ses blessures et sa violence, désireux de substituer à la parole l’échange charnel. C’est, face à ce désespoir, le désir de briser les derniers liens illusoires entre les hommes : Killer arrachant les fils de la cabine téléphonique, la fille du Gordon coupant le courant dans la caravane de son père.
C’est enfin le silence, seul véritable moment de grâce suspendue au début de la rencontre avec Killer, dans la voiture.
La progression du récit fonctionne ainsi sur le modèle d’une tragédie ténue. Les paysages solaires qui succèdent à la pluie, les chorégraphies poétiques de Gordon sur sa moto, ne sont que les prémices d’une désillusion plus grande. Le poids que représente Killer, personnage archétypal, n’est rien d’autre que le rapport de Nathalie à elle-même. Lorsqu’elle se débarrasse de lui, elle le fuit à une telle vitesse qu’il en résulte une contravention l’obligeant à revenir sur ses pas, métaphore à peine voilée de son voyage tout entier, fuite tête baissée d’elle-même et de sa métamorphose en un être dans lequel elle ne se reconnaît pas. De ce point de vue, l’importance visuelle des miroirs dans le film ne dit pas autre chose : trompeurs, multiples, ils disent l’incapacité de cette femme à se regarder en face.
Film subtil et touchant, The Rain People est d’une étonnante maitrise dans la jeune carrière du génie qu’on connaît, et s’inscrivant dans un registre intimiste, voire social, qu’on lui connaît peu. On pourra attribuer à sa jeunesse certains excès formalistes, notamment dans les cuts sur les flashbacks qui deviennent par trop didactiques et démonstratifs sur la fin, elle-même un peu trop soulignée dans son pathétique. Il n’en demeure pas moins que ce film est une excellente surprise, et qu’il gagne davantage à être connu que d’autres films plus confidentiels du maître.
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