De la période bénie du Nouvel Hollywood, il est difficile d’établir des limites chronologiques incontestables. Si elle se serait officiellement achevée avec « La Porte du Paradis » en 1981 (et encore, ce serait oublier « Il était une fois en Amérique » de 1984) ses débuts sont encore plus indéterminés. Avec sa grandiloquence tragique, son auteur affirmé et sa noirceur désenchantée, « Little Big Man » semble remplir toutes les conditions pour faire partie de cette mouvance. Pourtant, l’omniprésence de l’humour en fait plutôt un film transitionnel, à cheval entre l’optimisme des sixties et le cri de désespoir des seventies. Il n’en est que plus passionnant à redécouvrir, surtout sur grand écran en version restaurée.
Douze ans avant « La Porte du Paradis » et vingt-quatre ans avant « Forrest Gump » le métrage déploie en effet une fresque homérique ambitieuse, qui voit grand : à la fois reconstitution historique, destinée extraordinaire racontée par un homme de 120 ans, intimiste sur les tourments de l’individu face au déchirement de deux peuples, deux modes de vie, le film brosse large. Il place d’abord et avant tout l’Amérique face à ses tourments, comme témoignage du génocide indien mais aussi comme parabole de son temps, ce dernier étant sorti en plein milieu de la guerre du Vietnam. En étudiant sur un pied d’égalité la vie des américains après la guerre de Sécession et les derniers temps de la nation amérindienne, Penn propose un point de vue complet et vivant : vus par les yeux tendres, candides et humanistes de Dustin Hoffman, le western paraît plus complexe et ambivalent que jamais. C’est là tout un renouvellement du genre : le réalisateur prend d’ailleurs ses codes à contrepied, dans une certaine légèreté de ton. De l’étonnante et hilarante caricature du général Custer à la reprise détournée de poncifs du western (la rapidité au tir, le charlatan vendeur d’élixir et même la bible comme bouclier, ici dysfonctionnel) le film redouble d’astuce pour huiler l’intensité et l’épaisseur du récit.
Cela va surtout l’amener à un mélange de registres qui, à l’image du surnom de Hoffman Little Big Man, est délicieusement paradoxal. D’un grotesque consommé, le tragicomique du film permet non seulement d’écarter toute lourdeur mais aussi tout fatalisme : avec un postulat aussi sombre que le génocide indien, le film impose l’humour comme « politesse du désespoir ». En résulte une séquence d’anthologie parmi les nombreux moments de bravoure du film : lorsque le village indien de Dustin est attaqué malgré la garantie d’une paix durable. En décalage absolu, les accords de flûte virevoltant joués par la garnison américaine suspendent la scène dans le temps, donnant chair à sa substance dramatique avant un moment de silence terrassant. Puis la mélodie repart, symbole d’une nature humaine viciée par l’acharnement et le désir insensé de destruction.
Film fleuve aux cadres picturaux, composant avec événements historiques, comique parfois proche de l’absurde et envolées dramatiques virtuoses, « Little Big Man » pourrait pourtant se synthétiser simplement comme un récit d’initiation. Mais ce serait alors de multiples initiations que traversent le plus effarant et gargantuesque rôle de Dustin Hoffman : celle de la vie en autarcie communautaire, des travers de la religion, de la violence et du mensonge, de la folie des hommes face à la dignité admirables des « Êtres Humains » mais aussi de la sensualité. Car après tous ces massacres, ces pleurs et ce délitement des âmes, que nous reste-il si ce n’est Faye Dunaway lavant dans une baignoire un Hoffman encore adolescent, tremblant les yeux écarquillés de cette main parcourant nonchalamment son corps, qui annonce la fameuse épreuve de virilité sous le tipi, deux scènes consternantes de ridicule, mais renversantes de beauté ?
Voir ma critique de "Miracle en Alabama" : https://www.senscritique.com/film/Miracle_en_Alabama/critique/76691043