Il est bon, parfois, de s’exiler un peu des cinémas français et américain pour changer d’air et, surtout, trouver d’autres manières de concevoir le cinéma. A cet égard, le cinéma coréen est de ceux qui ont su se créer une belle réputation au fil des années grâce à des films qui sont devenus des succès internationaux, comme Old Boy (2003) et Memories of Murder, sorti la même année.
Memories of Murder s’ouvre dans un paysage paisible et doré, au milieu des champs de blé dans lesquels courent les enfants. Au milieu de ce cadre enchanteur, l’horreur. Un corps caché dans un caniveau, témoin d’un acte de violence barbare, qui sera la porte d’entrée vers l’obscurité et un monde désolé et meurtri. Ce qui aurait pu s’apparenter à une simple enquête visant à démasquer un serial killer fou s’avère finalement être bien plus que cela. Ce qui frappe rapidement le spectateur, c’est le détachement et l’incompétence des détectives locaux, aux idées et techniques farfelues, voire illégales. Sans être paresseux pour autant, leur mode opératoire approximatif et peu orthodoxe montre une volonté chez eux de résoudre à tout prix les enquêtes sur lesquelles ils travaillent, quitte à bricoler voire tricher.
L’arrivée du détective Seo Tae-Yoon, venu de Séoul, va ajouter de la perspective au récit et aux personnages en confrontant leurs points de vue, leurs personnalités et leurs pratiques. Adeptes de la manière forte, les détectives locaux découvrent ce détective « urbain », plus procédurier, comme l’indique une réplique qu’il prononce à plusieurs reprises : « Les documents ne mentent jamais. » Peu à peu, la réalité d’un système sclérosé se dévoile à nos yeux. Jouissant de tous les droits dans une Corée en changement mais toujours un brin chaotique et hantée par le spectre de la guerre, les détectives sont cependant bloqués par les limites des moyens techniques à leur disposition pour la résolution des enquêtes. Ainsi, c’est donc avec les moyens du bord qu’évolue l’enquête, laquelle fluctue également avec les rapports de force opposant les personnages, et le contexte dans lequel ils vivent, pour faire de Memories of Murder un film policier certes, mais également très social, psychologique et moral.
Le personnage du détective Seo Tae-Yoon, censé réguler et débloquer la situation, permet finalement de mettre en exergue l’impuissance de la police face à une telle affaire, à une époque où le pays était victime de tensions sociologiques fortes, et où les moyens techniques tels que l’utilisation de l’ADN n’étaient pas disponibles en Corée du Sud. La brutalité des détectives locaux, d’abord jugée primale et injuste, trouve finalement une justification à cause de l’impasse devant laquelle se trouvent les détectives, et l’évolution du personnage de Seo Tae-Yoon vers la violence et une rage vengeresse vient illustrer ce propos. Ainsi, dans un tel bourbier, les procédures et la loi n’ont plus leur place, et se substituent à une violence animale, à des instincts primaires, poussant les détectives, dans une sorte de paradoxe fatal, à user de moyens illégaux pour parler au nom de la loi.
Memories of Murder raconte une histoire qui dépasse le cadre de la simple enquête pour mettre les hommes face à leur propre condition en employant un ton à la fois dramatique et satirique. La mise en scène, superbe, montre une Corée grise et malade, et l’intrigue permet de suffisamment développer les personnages pour leur donner du relief, donner du sens à leurs agissements et montrer leur évolution au fil de l’histoire. Ce sont les codes du film policier qui sont ici chamboulés pour ne pas seulement proposer une enquête et mener à sa résolution, mais bien pour sonder ses personnages, une société et un pays. La superbe musique de Tarô Iwashiro complète le tout pour faire de Memories of Murder un film lourd qui nécessite à mon sens plus d’un visionnage pour en capturer toute l’essence, mais qui ne manquera pas, à l’issue de la première séance, de vous clouer à votre siège et de bien vous faire réfléchir.