Arkadin est un tournant définitif dans le parcours de Welles réalisateur : alors qu’il cachetonne un peu partout en tant qu’acteur, et souvent dans des navets oubliables, son œuvre n’en devient que plus libre. Fauchée, lâchée par les studios, certes, mais ébouriffante d’inspiration et de vitalité. Arkadin, un énième double du cinéaste, reprend les obsessions qui sont les siennes : soit un homme puissant, riche à millions, et sur lequel on va faire une enquête pour déblayer les accumulations, la possession matérielle afin de toucher au cœur de son identité et des béances qui s’y logent. Ce portrait pourrait en tout point s’appliquer à Citizen Kane…
Sur ce canevas, on retrouve déployée une frénésie plus grande encore. Welles tourne dans plusieurs villes du monde, avec une équipe de dix nationalités différentes (dont, un temps, un certain Sergio Leone en assistant) ; il intègre à son cortège les châteaux en Espagne, les bals masqués, les délires d’une élite déconnectée, des espions partout et une galerie de personnages baroques, du dresseur de puces à l’antiquaire improbable. Tout s’emboîte dans au fil d’une enquête qui, bien entendu, semble perdre son détective à mesure qu’il avance, et avoir pour finalité un effacement des traces davantage que l’établissement d’une biographie.
Arkadin est vertigineux, et devait l’être encore davantage. Comme très souvent chez Welles, qui tient aussi peu en place que son intrigue, il n’est pas présent pour le finaliser, et le montage prévu sera massacré au profit d’un seul flash-back, alors que ceux-ci devaient s’emboîter d’une manière beaucoup plus complexe : un gâchis considérable qui fera aussi des ravages sur La Soif du Mal.
Le travail graphique est toujours aussi poussé, avec une primauté accordée à l’architecture et une attention portée aux foules qui rappelle sur certains plans le travail de Max Ophuls : la société est en représentation, tout n’est que spectacle, et ce grotesque se mêle à une réflexion plus tragique sur le pouvoir et l’identité, thèmes évidemment shakespearien, le dramaturge ne quittant jamais tout à fait Welles. Difficile néanmoins si le caractère foutraque de l’ensemble est entièrement volontaire : est-ce une dérision sur la vanité humaine, ou le résultat d’entailles sur un produit fini qui ne reflète pas le projet initial de son concepteur ?
Quoi qu’il en soit, cette quête abyssale entraine aussi bien son instigateur que son employé, le spectateur que le réalisateur lui-même : l’image tangue, les repères spatiaux s’estompent (Arkadin, tel un personnage de Tex Avery, est absolument partout, dans les messages, les photos, les témoignages) et tout cela converge vers une image insolite : un avion survolant le pays, sans pilote.
Ironie sur l’illusion du pouvoir, ce motif renvoie aussi, peut-être involontairement, à l’amer constat que Welles peut faire de sa carrière : il reste toujours cent coudées au-dessus des autres, mais n’est pas pour autant le capitaine de son navire.
(7.5/10)
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