Dream a little dream of me
Vie rêvée d’un ange, idéal exalté dans le moelleux d’un songe, ou bien cauchemar sans limite d’une starlette de pacotille, vision noire et tourmentée du cinéma, Mulholland Drive est tout cela à la fois. Lynch, en illusioniste génial, mélange les interprétations d’un voyage fabuleux vers des chimères hollywoodiennes. Ce qui a été établit comme une dissension rêve/réalité peut objectivement se lire, à l’inverse, comme un conflit réalité/cauchemar. La première partie ne serait plus le désir inhibé et parfait d’une actrice ratée, mais plutôt la certitude d’un réel ré-inventé par la magie obsessionnelle d’une ville dévouée toute entière au septième art ; la seconde partie se rapprocherait alors d’un mirage désespéré, d’une peur enfouie et tangible sur un possible devenir où tout se serait dématérialisé. La perceptibilité d’un rêve inaccessible (ou d’une réalité dissipée) se condense dans cette clé bleue trouvée par les deux héroïnes, clé des songes absolue dont on ne sait si son utilisation immédiate annule ou permet la construction d’une autre dimension.
Lynch ne statue jamais sur une exégèse archétypale : son réseau de signes, d’objets et de coïncidences est comme un palindrome sublime, et son film parle avant tout de cinéma, d’ambitions et d’un amour dévorant. Les aventures de Betty et Rita (ou de Diane et Camilla) et ses micro-décalages sont comme des inventions réversibles, d’abord jeu de piste inquiétant puis gouffre syncopé d’une idylle en vrille révélant son poison. En décalque de cette enquête allégorique, un hommage à quelques icônes cinématographiques, mais aussi une réflexion sur le mythe hollywoodien et son influence délétère, son évolution en creux (apprentissage, simulacre puis affliction et détresse).
Le film cultive un côté fable naïve et poème enfantin : il y a des sorcières, des monstres et des palais, et puis il y a Betty, Cendrillon des villes qui, à l’aube, se réveille sur les cendres d’une utopie impossible où tout a disparu, la princesse charmante, le succès, le strass et les paillettes. Lynch excelle ici dans son art du filmage : caméra sensuelle, cadre en apesanteur, images fantasmatiques et tactiles, ambiances sonores grouillantes et mystérieuses. Le film est comme une impression transie, un fantôme qui reviendrait à la mémoire par lambeaux dorés. Il hante, il obnibule, il consume. Son envoûtement opère en boucle par la création de climats sophistiqués et par l’incessante fluidité de leurs enchaînements.