Les gens tristes, glauques et illuminés ont un très gros avantage

Entre l'Amour (Liebe) et l'Espoir (Hoffnung), Ulrich Seidl s'est laissé aller à une quête plus grande et forte encore : celle de la Foi (Glaube). Cet opus intermédiaire n'est pas 'fendard' comme les deux autres. L'aspect documentaire est plus prégnant, pour des raisons négatives : il est du même niveau en terme d'approche 'rigoureuse' et détachée, mais l'absence de bouffonnerie laisse le terrain libre au regard sec, comptable, lequel se fracasse devant un tableau aussi désespérant, si profondément incurable. Les doutes, les tensions, sont révolues et l'avancement dans l'âge enfonce encore le clou.


De plus Seidl ne sort pas la protagoniste de son milieu naturel, ni d'elle-même (ce que nous voyons, c'est sa volonté prenant ses aises pendant les vacances) – sans aller pour autant pratiquer son introspection : on reste toujours strictement observateurs, fait avec ce que les dehors nous abandonnent. L'intensité de cette femme se suppose, par indices, déduction, ou à cause de nos propres croyances. Ses actes et surtout ses engagements sont trop forts, rendant les paroles et même le discours dispensables, même s'ils auraient pu être utiles pour plonger 'vraiment'. Anna Maria (Maria Hofstatter) pourfend la lubricité de ses prochains devant le saint-père ; se flagelle nue face à un Christ en bois, implorant le pardon pour nos piteuses âmes.


Ce Christ est devenu objet d'amour – un amour complet. La 'vieille fille' jette sa libido sur une religion dévoyée. Elle qui voit des torses nus toute la journée (à l'hôpital en sa vertu de radiologue) a eu le temps de se dégoûter ou s'ennuyer des choses de la chair – si ce démon-là pouvait encore la travailler, ce serait par réflexe, voire commodité ; un besoin si laid et si loin de son quotidien, mais pas forcément de son conscient, qu'elle ne le voit plus lorsqu'il est là, tapis dans ses activités, prêt à torpiller sa charité, humilier sa bonne volonté. Tout comme elle ne réalise plus, ou alors très en sourdine, le pathétique et le grotesque des situations (que la mise en scène se complaît à marteler - longue séquence avec un rebut en slip à déblatérer sur la pratique du Notre père). Ce besoin précis, certainement dégradant en tout cas tel qu'il pourrait s'offrir ici, est la conclusion qui aurait tout grignoté des rapports humains.


Anna Maria aide et sert son prochain, mais elle n'a pas ou plus de chaleur, d'élan pur, peut-être d'amour envers lui ; en même temps elle est capable du plus grand sacrifice, en se mêlant à la boue – une compromission seulement en apparence, propre à tous les vrais chrétiens prêts à tendre la main aux cas difficiles, aux déchets ; prêts donc aux vraies missions, plutôt qu'à un culte de confort ou à la ré-assurance égoïste. La prêche de son ancien amant (de retour après deux ans) est opposée : lui se fout d'éthique, de morale, d'élévation ; il retient les parties les plus 'concrètes' des religions, les avantages masculins. Il se rappelle les coutumes du pays, ou pratique ici ce qui lui était là-bas interdit – dans tous les cas il cultive l'exploitation. Il n'en a pas tellement les moyens, mais il a la légitimité des victimes objectives et reconnaissables à pourrir l'autre et se vautrer dans le caprice. Pour Anna Maria, Nabil est une épreuve de plus ; voilà probablement sa dernière fonction positive. Ce sous-ogre stupide est encore un abruti qu'elle a repêché - et avec lequel elle s'est encanaillée. Ce ne se sont là que deux hypothèses, ce qui est sûr, c'est qu'elle a fait la complète autour d'elle, s'est agrégée une ribambelle éclectique de parasites. Avec ça elle est certaine de suffoquer.


Quand elle n'est pas attelée à se mortifier dehors, elle se mortifie dedans. Seule à la maison, elle s'opprime et récite, chapelet en mains. Son appartement est vaste, le mobilier loin de la désuétude, ce n'est pas une pauvre, elle doit venir d'assez haut si c'est une déclassée ; elle n'est pas objectivement ni explicitement aliénée dans son milieu, dans sa vie. Anna Maria doit être plus près des égarés, des plus ou moins 'fous' : son décalage 'actif' couvre davantage qu'un jardin secret pour bourgeoise gâtée par l'ennui. Elle s'enfonce, c'est la marque de son engagement. D'où ces combats avec des déchets ou infirmes, la fréquentation de réseaux de perdus, souvent des déviants, alcoolos – veulent-ils être sauvés ? Les pratiquants qu'elle accueille dans une pièce dédiée ne forment qu'un groupe pour exulter platement et officialiser son recueillement.


Malgré ces réalités, ce n'est pas un film glauque, pas le truc sombre et torturé venu racoler le consommateur de sensations fortes et toxiques – domaine d'un Butgereitt ou d'un Miike/Siono. Paradis : Foi apparaît comme une comédie qui ne peut éclore – accablée, désolée pour elle peut-être, pour cette aventure plus encore. Le regard est indifférent, l'indignation ou la compassion absentes, pourtant l'attention demeure. Ni distraction ni émotion, comme on exécute un devoir, 'fait ce qui faut' sans le moindre état d'âme, en prenant des lunettes d’entomologiste sans avoir de pression ou de compte-rendu à terme. Cette méthode est la bonne car ainsi le sujet est plus facile à approcher, mesurer, restituer. Le résultat est cependant moins probant qu'avec les deux autres Paradis, très expressifs et volubiles, même indirectement. Ce bad trip là est triste, mais sans épaisseur, il se constate et ne se ressent pas – sans doute fallait-il se préserver de l'horreur et des chatouilles des arrières-mondes.


https://zogarok.wordpress.com/2021/07/16/trilogie-du-paradis-seidl/

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le 26 juil. 2017

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