Film le plus ancien de Murnau qui subsiste à nos jours, datant de 1921 et pourtant déjà son sixième long-métrage depuis ses débuts en 1919, La Marche dans la Nuit (aussi appelé Promenade dans la Nuit) fait donc office de faire-part de naissance d'un cinéaste à la fois célèbre pour une poignée d’œuvres, mais profondément méconnu pour une bonne partie de sa filmographie.


L'histoire raconte la vie d'un docteur de renom, Eigil, qui quitte sa fiancée, Hélène, au profit d'une belle danseuse dont il tombe sous le charme, Lily (la danse comme expression de la passion, symbole que l'on retrouvera dans Metropolis de Fritz Lang). Ils partent vivre leur amour dans un village de pêcheurs, quand arrive un peintre, aveugle, qui demande à Eigil de l'ausculter dans l'espoir de recouvrer la vue. Lorsqu'il ouvre les yeux, Lily succombe à son regard et Eigil, désespéré, s'enfuit. C'est donc une histoire d'amour, de trahison, mais surtout une longue descente aux enfers d'un homme qui finit par être trahi par celle pour qui il avait à l'origine tout quitté.


Murnau nous invite ici à plonger dans le décor d'un roman balzacien, dans une atmosphère très XIXe siècle composée de meubles typiques des palais mondains, de robes sophistiquées et de costumes ostentatoires. On notera l'importance de certains objets, qui cristallisent les souvenirs des personnages qui souffrent de s'en séparer (la nuisette de Lily dans laquelle se morfond Eigil à la fin ; les lettres que Eigil avait envoyées à sa femme, Hélène, et qu'elle se résout à brûler pour faire le deuil de son couple ; ...). Au-delà du décorum, les personnages eux-mêmes pourraient surgir des œuvres de Zola, tantôt glorifiés, tantôt faits misérables, mais toujours éprouvés à l'extrême. On retrouve la figure masculine de l'homme d'affaire, ici riche docteur, animé par un rapport obsessionnel à la célébrité, aux apparences, à l'image renvoyée à autrui et au désir absolu d'être vu ; et plus que vu : regardé. Le thème du regard est omniprésent comme dans de nombreuses œuvres de Murnau (Le Dernier des Hommes en tête, où ce sont la réputation et le regard des autres qui causeront la ruine d'un vieillard). La femme quant à elle est, telle Renée dans le roman La Curée par exemple, toujours animée d'une passion amoureuse presque névrotique, destructrice ; elle s'abandonne tout entière à ce que lui dit son cœur. Mais là où la touche du cinéaste allemand se fait sentir, c'est dans le schème récurrent de la femme comme entité manipulatrice, prête à tout – jusqu'au sacrifice de sa vie – pour arriver à ses fins, face à un homme à la merci de ses propres démons (à l'image du personnage masculin de L'Aurore, qu'un spectre vient enlacer alors qu'il doute de la vivacité de son amour). Ainsi Murnau alterne savamment les séquences de désespoir et de joie jubilatoire, magnifiées par des acteurs concernés qui étonnent par une telle palette d'émotions. On retrouve d'ailleurs une scène chère au réalisateur, qu'il transposera dans la majorité de ses romances (L'Aurore, Tabou, L'Intruse) : celle où les deux amants sont étendus dans l'herbe, au premier plan, l'homme noyé dans les bras de la femme, alors qu'à l'arrière-plan se révèle un paysage vertigineux, une nature d'une vitalité folle.


La Marche dans la Nuit présente déjà les thèmes majeurs du cinéaste, et notamment ceux de la trahison amoureuse (qui atteindra son apogée dans L'Aurore) et du triangle amoureux (représenté avec beaucoup de maîtrise dans son adaptation du Tartuffe). La nature est également un personnage à part entière, théâtre exotique de Tabou, racines familiales de L'Intruse, pureté originelle de L'Aurore ou encore manifestation divine de Faust. Ici, ce sont essentiellement les images d'une falaise, symbole du vertige de l'amour, et de la mer dont la vagues se déchaîneront progressivement qui marquent le métrage. Ces plans larges de paysages viennent contraster les plans resserrés des intérieurs, quasi-claustrophobiques sinon oppressants, qui illustrent la tension contenue dans cet amour qui rêve de prendre le large. Les éléments sont comme les indicateurs du feu qui anime ou dévore les personnages, et c'est de l'horizon des vagues qu'arrive, sur une barque (là aussi symbole du cheminement tortueux qu'un couple doit entreprendre, objet une fois de plus déterminant dans L'Aurore), que va naître l'élément perturbateur, à savoir l'arrivée sur la terre ferme d'un aveugle. Cette barque, synonyme d'errance, fait écho au titre du film : Promenade dans la Nuit, ou le trajet d'un cœur aveuglé par l'obscurité de ses sentiments.


L'arrivée de l'aveugle concorde avec le début d'un sentiment de culpabilité et du ressassement des souvenirs de sa fiancée, que Eigil avait laissée pour compte au début du film. L’aveugle serait-il la mauvaise conscience du protagoniste, qu’il ne voit pas, enfouie, mais qui vit toujours au plus profond de lui-même ? Celle d'un homme aveuglé par un amour brûlant qui se rend compte, qui ouvre les yeux sur sa situation ? La vue recouvrée par l'aveugle, grâce aux soins du docteur, est en réalité double : au sens littéral pour le premier, au sens métaphorique pour Eigil... D'ailleurs, cette scène du réveil du peintre propose une réalisation qui n'est pas sans rappeler les grandes envolées expressionnistes et macabres d'un certain Faust, point culminant d'un art grandiose et d'une poésie déchaînée, avec des rideaux qui s'affolent, des lumières qui vacillent, une musique qui s'emballe, des personnages qui sont comme possédés et des ombres qui contaminent la pellicule. Et lorsque l'aveugle ouvre les yeux, la mer s'apaise, les vagues se calment : on assiste à la création d’un nouveau regard qui transperce l’écran ; si le peintre vole immédiatement le cœur de Lily, c’est que c’est par le regard que passent le sentiment amoureux et les émotions, transformant un aveugle froid et apathique en gentleman beau et séducteur. Mais n'est-ce pas là une mise en abîme du cinéma muet tout entier ? À défaut de bavardage, celui-ci catalyse les regards, les expressions du visage, et donc les sentiments avec eux.


Murnau ne se prive pas pour autant de quelques touches de légèreté, voire de loufoquerie (quand Lily, à qui le docteur manque terriblement, décide de se déguiser et de se rendre à son cabinet en tant que patiente, afin qu’il l’ausculte et qu’elle puisse passer du temps avec lui alors même qu’il est censé être au travail ; les deux rient aux éclats quand elle retire sa capuche et se révèle à lui, signe d'une joie candide et innocente). On retrouve ces petites tranches de vie, simples et anodines de prime abord, mais qui font le sel et la saveur des films du réalisateur (par exemple quand Eigil rentre du travail et s’approche délicatement de Lily, accoudée à la fenêtre, pour lui faire peur et la faire sursauter ; avant qu'ils ne s’embrassent une fois l’effet de surprise passé).


Mais finalement, c’est d’un Eigil totalement déshumanisé que nous héritons à la fin, vidé de tout sentiment (« No thanks… Duty ! »), détruit par un amour qui l’aura dévoré jusqu’à l’énucléer de ce qui pendant 1h20 avait transpercé le spectateur : un regard ; d’amour, de joie, – de vie, tout simplement –, qui ressurgira dans une ultime fulgurance avant de définitivement s’éteindre. Et finalement, les deux derniers plans relieront les amours originels, Hélène et Eigil, étendus de manière identique, séparés à des lieues l’un de l’autre et qui, les yeux fermés, retourneront dans la nuit qu’une lueur d’amour avait momentanément éclairée.


« For a short time you gave me light. I was able to see her. I return to my night », conclut l’aveugle alors qu'il perd à nouveau la vue, en parabole ultime de ce chef-d’œuvre inconnu.


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le 19 avr. 2017

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Jules

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