Les amants du front veufs.
[Série "Dans le top 10 de mes éclaireurs : J. Z. D.]
S’il fallait choisir un exemple parlant de la preuve qu’une mise en scène brillante permet de transcender le scénario le plus convenu, Quand passent les cigognes serait l’un des choix les plus pertinents.
L’amour à l’épreuve de la guerre, de l’attente et des remords. Une fois les cartes distribuées, l’intrigue se déroule avec une évidence confondante, et laisse une liberté au regard de Kalatozov qui va s’atteler à une définition visuelle du pathétique.
L’amour est un vol de cigogne et une figurine d’écureuil, un couple chuchotant dans une cage d’escalier filmée à l’oblique, ou une place trop grande pour eux, accentuée par une plongée vertigineuse. C’est la réunion de deux visages superbement éclairés, dans un noir et blanc somptueux qu’on retrouvera plus tard dans le premier Tarkovski, l’Enfance d’Ivan, avec le même attachement pour les bouleaux blancs.
Il est difficile de sélectionner des morceaux de bravoure dans ce film, tant l’enchainement de ces 95 minutes est d’une densité et d’une virtuosité implacable. D’un romantisme échevelé, il accumule les paroxysmes, exacerbant l’amour contrarié pour lui donner des dimensions universelles. Les deux âmes sœurs séparées par la guerre, à quelques mètres l’une de l’autre sans le savoir, à quelques lettres l’une de l’autre, rejoignent par la grande porte les amants maudits de la fiction atemporelle.
Face à eux, la violence alimente avec une force similaire les obstacles au bonheur. Deux scènes majeures, celle de la mort du soldat en forêt et du bombardement de l’appartement parental, déploient une force imprescriptible sur le spectateur : étirées jusqu’à l’excès, par un tourbillon des troncs blancs ou l’ascension interminable d’un escalier en ruines, enrichies par des surimpressions révélant la psyché tourmentée des protagonistes, elles atteignent les crêtes des tourments les plus violents. On pense parfois, dans cette frénésie, à celle qu’atteindra Paradjanov dans Les chevaux de feu, où la caméra vibre à l’unisson de ses personnages dans un cri où se mêlent la force de la jeunesse et l’intensité rageuse de sa souffrance.
Dans la perspective d’une alliance entre la destinée individuelle et collective, Kalatozov construit son intrigue autour de deux échos, Veronika dans la foule, pour les adieux, puis pour le retour des soldats. Perdue, ballotée, dans des travellings extraordinaires, elle évoque le final des Enfants du Paradis et une impuissance face à la tragédie de l’Histoire.
La dimension soviétique du final, par la distribution collectiviste du bouquet de fleur, n’occulte en rien sa force émotionnelle. L’attente de Veronika, ses remords, sa rencontre hallucinée avec un enfant qui la sauve du suicide, achèvent de marquer définitivement le spectateur. Splendide, vibrante, elle est la femme soldat, la mère veuve irradiée d’une lumière indélébile.