Pour ouvrir la folie vertigineuse des récits qui va constituer son œuvre, Rashōmon pose en premier lieu l’espace du récit encadrant : une porte délabrée, démesurée à l’échelle humaine, d’une beauté stupéfiante et sur laquelle ruisselle en continu une pluie torrentielle.
Dans ce lieu des heures dernières d’une humanité livrée à la guerre et au chaos, trois hommes vont s’adonner à une question dérisoire, celle d’établir la vérité à propos de la mort d’un homme alors que les entourages, comme le précise le bandit, sont jonchés de cadavre.
Cette modestie du propos dans l’océan du mal, ce désir de percer un récit multiple en déroulant l’écheveau emmêlé de ses versions contradictoires souligne le caractère à la fois dérisoire et essentiel de l’entreprise : de cette plateforme en passe d’être submergée par le déluge, les trois hommes vont décider du salut de l’humanité.
Deux autres espaces vont structurer la parabole : celui du procès, en plan fixe et d’une blancheur neutre, où les personnages témoigneront face caméra, sans qu’on n’entende jamais les questions qui leur sont posées. Derrière eux, impassibles, les témoins qui disserteront plus tard sur les différentes versions, le bucheron et le prêtre.
Enfin, le lieu des origines du mal, la forêt : occasionnant de longues séquences de déplacement, lieu du mouvement et des affrontements, cet eden inquiétant est le terreau du crime originel, le viol, souillure à partir de laquelle les protagonistes (le bandit, la femme, son mari), vont composer tour à tour un mythe dans lequel ils s’accusent du meurtre pour mieux s’en tirer avec les honneurs. Au gré des branchages et des accidents de terrain, les traces de l’humanité jonchent le décor : parures, armes, attributs humains par excellence, restes de vanité et de violence. A cela s’ajoute l’autre grande arme de l’individu, son discours et le recours à l’imaginaire, c’est-à-dire au mensonge, pour faire de lui un héros.
Si le film s’ouvre comme une fable, il se double très vite d’une puissance dans sa violence qui vient contraster avec la position dissertative du récit encadrant : la forêt révèle la sauvagerie de l’homme, les plans sont rapides et les mouvements de caméra accentuent la vigueur des échanges, à l’image de ce formidable déplacement de la femme à son mari lorsqu’elle lui demande de la tuer plutôt que de porter ce regard plein de mépris.
Par une éblouissante mise en scène, la disposition des corps, des regards, fait des échanges de véritables tableaux dans lesquels la lumière, filtrée par les feuilles, matérialise les zones d’ombre des récits : le triangle conflictuel ne cesse de redistribuer les places et les angles de vue, combinatoire fascinante et de plus en plus ambivalente des multiples facettes de la bassesse humaine.
Au fil des versions, alors que le mal, l’égoïsme et le mensonge se généralisent, cette violence contamine progressivement les lieux du discours : c’est d’abord les débordements dans les récits au procès, où les rires, les pleurs et la rage ponctuent de plus en plus chaque récit : à défaut de pouvoir violenter l’autre, on frappe le sable blanc. Animaux ligotés, esprit emprisonnés dans le corps du médium, les individus sont peut-être encore plus effrayants lorsqu’ils commentent l’action que lorsqu’ils la vivent dans les flashbacks.
(Spoilers)
Ce pessimisme finit par remonter au récit premier, et le conflit éclate entre les trois miroirs de la forêt que sont les dissertants de la porte de Rashomon. La dernière version, encore mensongère par le bucheron, achève la propagation du mal, introduction à l’épreuve finale qui boucle la démonstration : les cris de l’enfant viennent confronter les protagonistes à une nouvelle donne, celle de l’acte, et non plus des paroles.
Alors que la pluie assourdissante s’arrête enfin, l’éclaircie finale est d’une grande finesse : de la même manière que le mensonge conduit à redorer le blason de l’immoralité, le prêtre prend conscience qu’il peut aussi conduire à méjuger autrui : l’acte altruiste et gratuit du bucheron face à l’enfant, fait inattendu après tant de révélations quant à l’égoïsme humain, se pose comme un double espoir : la possibilité du bien, et le signal envoyé au spectateur d’être encore prêt à le voir autour de lui, en dépit de tout ce que cette folie visuelle nous a progressivement et magistralement révélé sur la vérité de l’image en deçà des discours.
Genèse du film, anecdotes de tournage et pistes d'analyses lors du Ciné-Club :
https://youtu.be/sQ3JxGjSK60