Il y a un bar un peu miteux dans lequel je suis entré, un soir, à Philadelphie. Au bout du comptoir, à l'écart des clients désœuvrés, il y avait comme une ombre de chair, la silhouette ramassée d'un penseur sans objet, musculeux et pourtant sur le point de s'écrouler.


Mon colosse aux pieds d'argile n'était pas si grand, pas si beau, pas même jeune. Pourtant, il suffisait de croiser son regard une seconde pour comprendre l'intensité d'une vie. Je m'approchai de lui, lui demandai si j'étais bien éveillé, si j'avais devant moi ce grand champion jadis acclamé par toute la ville et au-delà.


"J'étais un héros, en ce temps-là", me dit mon nouveau compagnon, "je veux dire un homme qui combat les dieux et en sort gagnant presque malgré lui."


"Les dieux ?" rétorquai-je, un brin décontenancé. "Des boxeurs, des athlètes exceptionnels, sans doute, mais..."


"Tout commença lorsque j'osai défier Apollon lui-même en ma jeunesse," continua-t-il sans m'écouter, "dieu sombre et rayonnant, insaisissable danseur. Puis c'est Nemesis, déesse de colère, sous la forme d'un homme injurieux, qui punit mon orgueil de mortel. Enfin, Perun, dieu slave de la guerre, aux yeux de foudre, invincible machine, vaincue de justesse, brisa mon être et ma carrière, me laissant une vieillesse pour réfléchir au prix des désirs exaucés."


L'homme, peu instruit, ne parlait pas si bien, mais c'est ainsi que je perçus son discours en mon cœur. Les adversaires qu'il avait vaincus étaient plus grands que la vie, personnages mythiques mais puissamment évocateurs. Les légendes trahissent les faits pour flatter notre soif d'absolu. Mais la nature de ces adversaires importe peu.


Le vieux combattant me raconta surtout comment un homme doit apprendre à perdre. Perdre un père, un ami, une femme. Peut-être un fils. Perdre son intégrité, un petit moment, ses illusions, pour la vie entière. Perdre sa fortune, et ne pas le vivre si mal. La capacité de se battre, et ne jamais s'en remettre vraiment.


"Vaincre sur le ring n'est rien," me dit-il encore, "si l'on ne supporte pas les coups de la vie."


Mon héros était bien seul, finissant plus dénudé qu'il n'avait commencé. Les ruffians du bar, goguenards, vitupérèrent sans se cacher contre ce radotage pitoyable. Le vieil homme ne pouvait-il se taire et accepter son sort comme tout un chacun ? C'était mal connaitre mon héros.


"Je vais recommencer," me souffla-t-il, comme une confidence. "Mon dernier combat. Peu importe ce que les autres en pensent."


Et, de fait, les railleries affluèrent. Des réactions de pitié, de commisération. Du dédain face à une sénescence qui ne veut pas s'admettre. Mais mon boxeur s'en contrefichait. Il savait parfaitement que les moqueries n'étaient pas le lot de la seule vieillesse. De tout temps, il avait connu la condescendance. "Trop minable". "Trop embourgeoisé". "Trop stupide". Aux yeux des autres, on est toujours trop ceci ou cela pour quelque projet de grandeur que l'on puisse nourrir en son sein. La foule aime se rassurer au sujet de sa médiocrité en la semant dans le cœur des audacieux. Mais mon héros est différent. Ces tentatives de sape ne l'atteignent plus depuis longtemps.


Nous sortons. La nuit est froide et étrangement calme. C'est alors que le fils surgit des ombres de la rue, en colère. Il s'élance vers son père et tente un dernier KO verbal. "Je n'existe pas," lui reproche-t-il, "tu m'as empêché de grandir à cause de ton ombre immense."


"Fils," répond le boxeur, "me croiras-tu ? Tu n'étais pas plus grand que cela lorsque tu naquis, je pouvais te tenir en mon poing. Et pourtant, malgré ta fragilité, tu étais déjà tout pour moi. Il n'y a pas d'ombre assez vaste pour que tu ne puisses la quitter en avançant. Se mettre en route, c'est effrayant ! Marcher sans repos est douloureux. On se dit que la fraicheur n'est pas un si grand mal, après tout, et on reste blotti dans son oubli. Ce n'est pas ce que je t'ai appris, fils. S'arrêter, c'est la mort. Même si l'on continue à vivre, ce n'est pas vraiment vivre s'il n'y a plus d'éclat. Le combat a beau être perdu d'avance, nous nous levons et avançons obstinément. Une unique pensée: tenir la distance. C'est la différence entre être un homme et le rêve d'une ombre."


Et voici mon boxeur debout au milieu de l'arène, ébloui par la lumière crue de mille soleils médiatiques. Les moqueries ont cessé tandis que les coups pleuvent et qu'aucun des deux combattants n'accepte de s'écrouler. Le jeune se brise les mains sur l’airain de mon penseur, mais est-ce bien lui ? Il ne reste rien de l'ombre rencontrée dans le bar miteux de Philadelphie, un soir d'errance.


Mon héros ne gagnera pas. Pas cette fois. Et il ne se sentira pas moins seul lorsque les hurlements d'encouragement du dernier round de sa vie se seront éteints. Peu importe. Rocky aura prouvé au monde que l'on peut se draper de panache en combattant la fatalité jusqu'à son dernier souffle. Et Stallone aura prouvé, lui, que l'on peut raconter la même histoire pour la sixième fois, au crépuscule de sa carrière, et pourtant offrir au monde sa plus belle version.


Et enfin, la cloche retentit.


Épopée Rocky:


Rocky: https://www.senscritique.com/film/Rocky/critique/219121374


Rocky II: https://www.senscritique.com/film/Rocky_II_La_Revanche/critique/219165595


Rocky III: https://www.senscritique.com/film/Rocky_III_L_OEil_du_tigre/critique/116344628


Rocky IV: https://www.senscritique.com/film/Rocky_IV/critique/221980430


Rocky V: https://www.senscritique.com/film/Rocky_V/critique/222583800

Amrit
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le 17 juil. 2020

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