Le titre, la durée, le sujet, l’esthétique : Scènes de la vie conjugale a tout de la caricature du film d’auteur, dont la mention nous ferait sourire dans un film de Woody Allen mais qu’on se garderait bien de voir.
Près de trois heures, en blocs massifs de séquences, sur la vie d’un couple suédois, sans nul autre dessein que la survivance de leur union : on a connu pitch plus encourageant. Le plan fixe initial, qui dure près de 9 minutes, donne le ton : confession face caméra (un dispositif inaugural qu’on retrouve très régulièrement chez Bergman) façon documentaire, ne laissant aucune place à autre chose qu’aux deux protagonistes. Et, déjà, tout est là : l’authenticité du jeu des comédiens, dont les personnages jouent d’emblée eux-mêmes un rôle, et cette place incroyable accordée au spectateur qui va pouvoir cerner la force des non-dits. Le mari est un fat, l’épouse un exemple de soumission consentie. L’alliance est faite par dépit, une union de deux solitudes. Et tout, selon eux, est absolument idéal, voire exemplaire.
Scènes de la vie conjugale est un film (à l’origine une série, ici raccourcie pour le format long métrage) qu’il conviendrait de déconseiller aux moins de quarante ans. On pourrait y voir un reproche déguisé, c’est le contraire : il faut avoir vécu pour appréhender l’incroyable force de tout ce qui se dit à l’écran, pour écouter les déchirures de ces êtres en échos à nos propres cicatrices.
Tout sonne absolument, incroyablement juste. Les acteurs sont exceptionnels, le dispositif d’une justesse totale, dénué de tout temps mort. Bergman trouve, au terme d’un nombre incalculable de films sur le même sujet, le point d’équilibre parfait, la bonne distance : son cadre, son esthétique – ou plutôt, son effacement – permettent le surgissement de la vérité.
Car c’est là le cœur même du sujet, le mobile des déchirures et le poids qui encombre ces porte-paroles du couple moderne : vivre dans la vérité. De leurs élans égoïstes, de leur aspiration au bonheur, de la définition fuyante et anxiogène de l’amour.
Johann et Marianne parlent, à n’en plus finir, et se débattent avec la conscience lucide et piquante de n’être que des clichés. L’affadissement du désir, l’irruption de la maitresse, l’appel à une carrière plus épanouissante, la culpabilité, la lâcheté, surtout : tout est vrai, tout était prévisible. Le verbaliser n’ôte rien au caractère galvaudé des situations.
Questionner l’humain, c’est aborder frontalement la question du lieu commun : chacun se croit exceptionnel, avant de s’embourber dans les basses-fosses du destin.
Et c’est précisément ici que Bergman atteint au sublime : son film, pur produit de ses obsessions (il a déjà traité ce sujet dix fois), pur produit de son époque (les thérapies des années 70, en témoigne le succès phénoménal de la série en Suède), explose largement son cadre, parce qu’il cherche le point de rupture. Celui, notamment, du langage : quand les langues et les consciences, épuisées, laissent au corps prendre le relais, pour le sexe ou pour les coups, dans des scènes d’une puissance inouïe, chant désespérés sur la difficulté d’être humain.
Celui, aussi, d’une prise de conscience : « On peut dire n’importe quoi de n’importe qui, ça sonne toujours juste » affirme Johann à propos d’une lettre envoyée par sa maîtresse à son épouse. A mesure que le film avance et que les échanges se succèdent, la menace de la stérilité grandit : la parole ne suffit pas, les actes la contredisent.
Pour réellement s’émanciper, Bergman procède à une révolution discrète, que le format télévisuel encourage : il brise ses personnages pour en faire des personnes. Un personnage s’inscrit dans une quête, un processus défini qui lui permet de s’accomplir, en dépassant les contraintes d’un élément perturbateur. Une personne se contente d’essayer de vivre, et improvise au fur et à mesure d’événements dont elle prend souvent la mesure a posteriori. Pour devenir des personnes, Johann et Marianne doivent prendre conscience de leur incapacité à réussir, voire de leur incapacité à réellement aimer : « Nous sommes des analphabètes des sentiments. On ne sait rien sur l’âme. »
La révélation est désormais limpide, formulée par Marianne : « Nous nous aimons d’une manière humaine et imparfaite. » Bergman le misanthrope, le cruel et impitoyable scrutateur du genre humain, brise en même temps ses figures et sa propre carapace pour laisser surgir une empathie nouvelle, qui irriguera ses œuvres dernières. La vérité est dans l’imperfection : constat courageux pour un perfectionniste, qui sonne comme une rédemption humaniste : aller vers les hommes, plutôt que les juger depuis sa tour d’ivoire.
Cette impossibilité ontologique à accéder à l’accomplissement amoureux, au bonheur en tant que finalité, permet la formulation d’un langage universel : en faisant de l’imperfection son sujet, Bergman réalise un film parfait.