La vie de Marianne (et de Johan), chapitre 1 à 6

La filmographie de l'immense Ingmar Bergman comporte un nombre impensable de grands films, et pourtant on peut aujourd'hui parier que le sommet définitif de son oeuvre est et restera "Scènes de la Vie Conjugale", qui n'est pourtant qu'une série télévisée en 6 épisodes, où le maître a limité au strict minimum sa mise en scène. Car c'est aussi sans nul doute ce film, tiré de la série mais qu'il vaut mieux voir dans sa version longue (2h48), qui constitue l'expérience la plus intense, la plus extraordinaire, la plus juste, la plus vraie, la plus cinématographique en fait - au sens des frères Lumière et de Godard du terme (filmer la vérité, quel que soit le dispositif et son artificialité) - qu'il nous ait jamais offerte : de Woody Allen bien sûr à Kechiche peut-être, en passant par Pialat sûrement, ce film fleuve a depuis irrigué de nombreux chefs-d'oeuvre, qu'il surpasse néanmoins toujours.


Liv Ullmann fut la muse de Bergman, ils ne sont plus ensemble. Elle est ici sublime, de beauté, de sensibilité frémissante, d'émotion à fleur de peau. Erland Josephson est un fidèle de la "troupe" du maître, et lui sert probablement d'auto-portrait : il est solide, vaguement banal, il joue facilement les ordures ordinaires, et pourtant il se dégage régulièrement de lui une lumière que l'on croit être l'apanage des plus grandes stars. Ensemble, ils jouent un couple qui parlent de leur vie de couple dans des decors minimaux devant une caméra souvent fixe qui les filme en plan serré. Ce que ce couple vit est le lot de la majorité des couples, au moins au début : une existence bien rangée de couple modèle, bourgeois, qui va exploser quand lui va partir avec une maîtresse bien plus jeune. Ce qui est plus singulier est ce qui va advenir ensuite, quand elle va apprendre (peut-être) à être une personne entière sans lui, et qu'entre eux deux va se dérouler un jeu hystérique et extrêmement pervers de séduction, de mortification, de sexe médiocre et de dialogues sublimes.


"Scènes de la Vie Conjugale" démarre dans un registre finalement banal, autopsie cruelle (car Bergman est un roi de la cruauté absolue, on le sait...) de la fausseté d'une relation soumise aux diktats sociaux : il est haîssable de suffisance et de lâcheté, elle n'existe que très peu. On se délecte de ce jeu de massacre, dans les deux premiers épisodes (et en particulier avec le violent règlement de comptes du couple ami...). Mais le projet de Bergman est bien plus retors que ça : il veut pousser le couple dans ses derniers retranchements, pour lui faire cracher toute la vérité sur l'Amour et sur l'absence d'Amour. Impuissance, mensonges, manipulations, inconstance, clichés, haine de l'autre comme de soi-même, jeux sado-masochistes, égoïsme, violence des coups échangés jusqu'au sang, tout y passe, dans un enchaînement rapidement éprouvant - et pourtant presque retenu par l'intelligence merveilleuse des mots - qui nous révulse, nous interloque et nous émeut à la fois.


Bergman avoue sans doute ici que malgré son génie, sa culture et son succès, en dépit de ses conquêtes de belles femmes et son appétit sexuel, il ne sait pas, il ne peut pas aimer. Et pourtant que rien n'existe d'autre que la recherche de l'Amour : les enfants sont hors champs, exclus - contre toute vraisemblance - du drame et de la farce du couple, il n'y a littéralement pas "d'extérieur" à la scène où se tout se joue, et se rejoue, et se re-rejoue...


... Jusqu'à la fin, qui n'en est pas une, puisqu'il faudra voir le fantastique "Saraband" pour savoir ce qui est arrivé ensuite. Il faudra sans doute que Bergman l'ait vécu pour pouvoir le filmer.


[Critique écrite en 2019]

EricDebarnot
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le 26 déc. 2019

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Eric BBYoda

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