Dans Oona et Salinger, Frédéric Beigbeder a écrit : « L’amour est l’utopie de deux égoïstes solitaires qui veulent s’entraider pour rendre leur condamnation supportable. L’amour est une lutte contre l’absurde par l’absurde. L’amour est une religion athée. ». Je ne serais pas surpris d’apprendre qu’il sortait du visionnage de Scènes de la vie conjugale quand il a écrit ceci.
Il ne faudra pas s’attendre, en visionnant ce film, à une révolution qui dénoterait dans l’ensemble de l’œuvre du réalisateur suédois. Dans sa façon de traiter les personnages, dans les thématiques qu’il aborde, dans sa discrétion permanente derrière la caméra, Bergman est plus que jamais lui-même dans cette œuvre forte, d’une justesse infinie, renvoyant l’humanité à une réflexion sur sa propre condition.
C’est bien dans une réflexion sur l’idée sociétale de la notion de couple que nous entraîne Bergman. Dès les premiers instants, le ton est donné avec l’opposition de ces deux caractères qui s’imposeront, bien qu’évolutifs, durant près de cinq heures : un mari très égocentrique et une femme plus effacée, plus tournée vers les autres. Alors, qu’est-ce que le couple ? Marianne nous donne une première réponse dès la première scène : le couple, c’est jouer un rôle. Ce rôle dont tout le monde attend qu’on s’y conforme, ce « chemin déjà tracé qu’on suit, sans le vouloir, jusqu’au couperet final », comme le décrit Johan, lui l’égoïste, lui l’indifférent à tout, qui pourtant finit, comme les autres, par être avalé par la pression sociale qui entoure l’idée même de son couple.
Le couple apparaît bel et bien ici, comme il apparaissait déjà dans Monika (Bergman, comme un clin d’œil, nous refait d’ailleurs le coup du regard caméra embué de tristesse), comme une construction sociale absurde et incompréhensiblement nécessaire, un artifice dont les normes et les sentiments qui en découlent ne sont pas liés à la nature de ses protagonistes mais à ce qu’en ont décidé les autres, ceux qui sont extérieurs au couple. Le tour est, pour Bergman, d’autant plus réussi qu’il nous impose la présence constante de ce regard extérieur en ne faisant intervenir qu’une quantité minime de personnages (sept seulement, dont certains n’apparaissent que très brièvement, en plus des deux principaux, en près de cinq heures). Ainsi, les filles du couple, maintes fois évoquées, n’interviennent jamais directement. C’est la société qui dicte tout à Marianne et Johan : de leurs sentiments qui mêlent culpabilité et ambition permanente à ce qui se passe dans leur lit, ils ne sont maîtres de rien. C’est la société qui conduit Marianne à s’humilier, pas par amour mais par peur du qu’en-dira-t-on. C’est la société qui la mène à croire encore au couple qui l’a rendue si malheureuse. C’est la société qui conduit Johan à toujours apparaître comme gentil (le mot revient en permanence), c’est encore elle qui le pousse à aimer Marianne comme personne mais à l’exécrer comme épouse.
Alors, il y a ces discussions à bâtons rompus, ces personnages qui s’entendent et se comprennent (en apparence) si bien qu’ils parviennent à passer leur temps à s’engueuler en n’élevant la voix que rarement. Ce « langage » commun, qui était la base du fonctionnement apparent de leur couple, et qui sera la base de leurs échanges cathartiques, inutiles, car Scènes de la vie conjugale est en cela une sorte de miroir de Sonate d’Automne : Dans Sonate d’Automne, tout se sait sans que rien ne soit dit. Ici, c’est l’inverse, on a beau dire, rien n’est jamais compris. Il y a aussi, chez Bergman, cette présence discrète, cet art de s’effacer pour mieux capter et faire intégrer l’absurdité de la situation, ou pour mieux saisir le désarroi dans les jolis yeux d’Ullmann. Ce don pour sublimer la banalité.
Car finalement, qu’est-ce que le couple, si ce n’est innocence et panique ; si ce n’est l’art de cacher la poussière sous les meubles ; une vallée de larmes ; une réunion d’analphabètes de l’affectif, perdus en pleine nuit dans une maison obscure, quelque part sur Terre ? Johann l’avoue : le mariage est une question de confort mutuel, il aime Marianne d’une façon égoïste. Mais existe-t-il d’autres manières d’aimer ?