Curieusement, Shining était le seul film de Kubrick que je n’avais pas vu de sa filmographie classique (à savoir, pour moi, post L'Ultime Razzia). Peut-être est-ce mieux de l’avoir vu tardivement, car Shining est un film exigeant, dans sa forme et dans sa perception. Il a été pour moi un long moment d’angoisse et de tension, le film jouant du violon avec mes nerfs.
Une fois terminé, que puis-je dire sur une œuvre aussi riche ? D’autres l’ont fait, brillamment, longuement. Alors, j’ai envie de m’attarder sur trois points qui m’ont marqué.
• Le silence envoûté
Dès l’ouverture du film, me voici happé par la musique de Wendy Carlos, qui vocoderise en partie la Symphonie fantastique de Berlioz pour le générique. Le thème est inconfortable, menaçant. L’atmosphère est définitivement ancrée dans l’oreille.
Avant d’aller plus avant, je conseille la lecture de l’incroyable analyse de Damien Deshayes sur CineZik . J’y ai puisé toutes mes infos et je vais le paraphraser à plusieurs reprises.
« De cette histoire, je ne veux donner aucune explication rationalisante. Je préfère utiliser des termes musicaux et parler de motifs, de variations et de résonances. Avec ce genre de récit, quand on essaie de faire une analyse explicite, on a tendance à le réduire à une espèce d’absurdité ultra-limpide. L’utilisation musicale ou poétique du matériau est dès lors celle qui convient le mieux » (Stanley Kubrick à Michel Ciment » dans « Kubrick », cité par Elizabeth Giulani)
Cette bande-son constitue une atmosphère oppressante, propice à la terreur : déformations électroniques de Wendy Carlos et textures dissonantes de la musique contemporaine de Bartok, Ligeti et Penderecki.
Pourtant, cette bande-son est aussi l’histoire d’un ratage. Car si la collaboration avec Kubrick a été fructueuse sur A clockwork orange, Wendy Carlos n’en dira pas de même sur The Shining. Elle a du travailler à distance, en se fondant sur le livre de Stephen King et non pas sur les images. Une musique originale va être créée mais le réalisateur la saborde. N’ont survécu que le « Dies Irae », version électronique du Die Irae de la Messe des Morts, et « Rocky Mountains ».
Le reste de la bande sonore est constituée de musique contemporaine et de jazz. Selon Damien Deshayes, « l’utilisation de la musique contemporaine dans Shining répond à un double besoin : créer une expérience extra-sensorielle étouffante propice au sentiment d’horreur et projeter dans son film fantastique les peurs de l’homme moderne, permettant ainsi au spectateur de s’identifier à l’histoire de façon subliminale ».
Mais la musique d’un film n’est pas qu’une question d’instruments et de mélodies. Le silence et les bruitages sont l’autre pièce maîtresse du long-métrage. Les bruitages de la vie quotidienne dramatisent le film. Plus particulièrement les roues du tricycle de Danny, qui impose son rythme à la caméra, alternant le choc sec du parquet avec la menace plus feutrée du tapis. La neige omniprésente s’apparente à un tapis sonore, étouffant les bruits du monde extérieur et réduisant le champ aux bruits intérieurs et viscéraux de l’hôtel.
• Au centre du mouvement
Pour le coup, je ne vais pas être original, mais la mise en scène m’a bluffé. Plus particulièrement le mouvement. Preuve que je ne suis pas seul, dans Stanley Kubrick : A Life in Pictures, Woody Allen, Steven Spielberg, Alan Parker et Martin Scorcese retiennent tous la même scène du film : celle du travelling long et récurrent sur le petit garçon à vélo.
A mon tour, je me suis demandé comment il a réussi à avoir une telle fluidité dans le mouvement. C’était oublier que Kubrick est un précurseur en matière de technique. Ne pouvant pas faire ce qu’il voulait avec des travellings classiques, il a fait appel au caméraman Garret Brown qui avait mis au point quelques années plus tôt un mécanisme révolutionnaire : le Steadycam, où la caméra est fixée à l’opérateur par un harnais et est reliée à un bras articulé.
Le résultat est bluffant et reste toujours une référence. Mais cela n’a de poids que dans le sens que lui donne Kubrick. Ces mouvements s’accompagnent d’un goût prononcé pour la symétrie et la perpendicularité. A grand renfort du grand angle et d’un décor à grande échelle, le réalisateur parvient à illustrer le labyrinthe mental écrasant ses occupants. Sur son tricycle, Danny semble ainsi à son tour aspiré par les longs couloirs de l’hôtel, chemin le plus court vers la folie et la chambre 237.
Dans cet esprit (ou plutôt son délitement), j’ai noté la forte présence du miroir, fortement rattaché à Jack. Motif supplémentaire de symétrie, le miroir accentue l’idée de l’homme et de son double, où le reflet constitue une figure fantomatique.
Pour cette partie, je vous renvoie vers un article plus global sur le cinéma de Stanley Kubrick sur le site Il était une fois le cinéma.
• Le jeu immobile
Le dernier point qui m’a marqué est le jeu d’acteurs. Mais pas forcément celui auquel vous pensez. Mais, avant de m’expliquer, je vais un peu parler du jeu dans son ensemble des personnages de Jack Torrance (Jack Nicholson), Wendy (Shelley Duvall) et Danny/Tony (Danny Lloyd).
« Les acteurs sont comme des instruments de musique capables de produire des émotions ; certains sont toujours parfaitement accordés et prêts à jouer, d’autres trouvent le ton juste dès la première prise, mais le perdent ensuite sans jamais plus le retrouver, malgré tous les efforts du monde » (Stanley Kubrick)
Stanley Kubrick est connu pour ses méthodes de direction d’acteurs. Il les pousse souvent dans leurs retranchements et multiplie les prises jusqu’à l’excès. Sur le tournage de Shining, il exige que certaines scènes soient refaites soixante-dix neuf fois et conserve au montage final la première prise. Le tournage commence en mai 1978 et s’éternise jusqu’en avril 1979.
Cela est particulièrement le cas avec Shelley Duvall. Dans le documentaire « Stanley Kubrick: A Life in Pictures », elle confie avoir appris beaucoup de choses en tournant avec Kubrick, n'avoir aucun regret, mais que si on lui donnait l'opportunité de recommencer Shining dans les mêmes conditions, elle ne dirait plus oui. Personnellement, j’ai trouvé sa retenue incroyable au début du film. J’ai été moins sensible à son jeu plus excessif sur la fin.
Même sentiment pour le petit Danny Lloyd, où il n’a pas toujours su me convaincre, notamment sur les moments de « crise ». Toutefois, son interprétation de « Tony », son « double », est tout bonnement incroyable. Ce gamin arrive à passer de l’un à l’autre avec une fluidité confondante et même effrayante. Il faut reconnaître que le casting de Danny reste en soi impressionnant.
« En Amérique, nous avons vu quelque chose comme quatre mille enfants pour le rôle. On discutait une dizaine de minutes avec chacun et on faisait un Polaroid. Et ensuite, je rappelais tous ceux qui me semblaient convenir, et je travaillais avec eux en improvisant pendant dix, vingt minutes. C’est comme ça que nous avons fait la sélection. » (Leon Vitali, l’assistant personnel de Kubrick)
Bien entendu, le jeu de Jack Nicholson reste la matrice du film. Le réalisateur a trouvé en Nicholson un instrument de musique à sa mesure.
« Quand un réalisateur a un point défini, et il peut être différent du mien ou pas, j'ai plus envie de le suivre, lui, que moi. En tant qu'acteur, je ne veux rien contrôler. Je veux que ça soit lui qui me contrôle. Sinon ça sera toujours plus ou moins moi. Et ce n'est pas marrant. » (Jack Nicholson)
Sur le jeu d’acteur de Nicholson, j’ai apprécié l’analyse d’une certaine Amandine Ordy sur son blog : « Jack Nicholson incorpore dans son jeu l'idée de masque. Il utilise principalement ses traits de visage pour les déformer, soit en souriant, soit en écarquillant les yeux, parfois les deux en même temps. Ce sont ses motifs de surjeu qui permettent d'engendrer plusieurs interprétations pour le spectateur. Lors du premier visionnage du film, on ne sait naturellement pas ce qui va se produire et ce que Jack Torrance va finir par commettre. Or, c'est justement avec cela que Jack Nicholson joue. Sachant la trajectoire de son personnage et la tournure que celui-ci va prendre, il injecte des touches d'ironie grâce, évidemment, à son visage, mais aussi aux intonations de sa voix. »
Toutefois, j’ajouterai un autre principe dans le jeu de Nicholson : l’immobilité. Et c’est ce point qui m’a le plus marqué. Personnellement, j’ai découvert Jack Nicholson dans son rôle de Joker. Ma première rencontre a été celle d’un visage à l’expressivité élastique. Le rôle de Jack en est la matrice dramatique. Il n’y a donc pour moi, aucune surprise. Si ce n’est ces moments où Nicholson est immobile, ce qui fait la joie des créateurs de Gif sur Internet http://www.ballajack.com/gif-anime-jack-nicholson-shining. Dans ces moments figés se nichent toute la puissance et la menace du personnage. Ce moment d’hésitation avant un éventuel passage à l’acte. Face au déluge du surjeu, Nicholson exprime paradoxalement toute sa puissance quand il ne bouge plus.
• L’autre version
Pour arriver à pondre tout ça, il m’a fallu faire quelques recherches (et vous des efforts pour le lire). Et j’ai découvert, jeune oie innocente que je suis, que j’ai vu une version de Shining. Je vous conseille amplement la lecture de cet article.
Je ne cacherai pas que j’ai été légèrement désappointé par une telle lecture. J’ai vu un chef d’œuvre et je me rends compte qu’il existe une version plus aboutie. Une curieuse sensation à laquelle se mêlent quelques regrets.