Dans les années 1945-65, c'est la mode du cinéma psychanalytique à Hollywood. Parmi les plus éclatantes réussites se trouvent Marnie de Hitchcok en 1964 et, cinq ans avant, Soudain l'été dernier de Mankiewicz. Réalisateur de L'aventure de Mme Muir, All About Eve ou encore Le Limier, c'est un cinéaste majeur de son temps. Il est est un peu atypique par rapport aux confrères à son niveau, en raison de l'importance accordée aux dialogues et aux relations entre les protagonistes, au détriment de démonstrations plus spectaculaires. Avec Soudain l'été dernier, il signe une des dizaines d'adaptation Tennesse Williams (Un tramway nommé désir, La Nuit de l'iguane), dramaturge controversé mais obsédant la critique.


Le docteur Cukrowicz (Montgomery Clift), connu pour ses expérimentations en lobotomie, est dépêché par Violette Venable pour prendre en charge sa nièce, Catherine, devenue démente depuis la mort de Sebastian [fils de Violette] l'été dernier. Il a l'habitude de travailler dans des conditions précaires et madame Venable est en mesure de financer son hôpital. Cependant il réalise rapidement que l'ensemble de la famille est sujette au délire. Tout est polarisé autour de Sebastian, un mystère pour le psychiatre et le spectateur, une sorte de légende dont les différents membres de sa famille mettent en scène les facettes et cherchent à piller un héritage déformé par les fantasmes et les secrets. Tous les projets en court n'existent qu'en vertu de son souvenir ; son passage a tellement sidéré Catherine (Taylor) et absorbé les projections de Violette (Hepburn) que les deux femmes ne peuvent vivre qu'attachées à lui ; et mort encore il les mène, les dépasse et son absence les rabaissent.


Faisant écho à certains épisodes de sa vie familiale, la pièce était une catharsis pour Tennesse Williams. Cette énergie particulière se répercute sur la version cinéma. Mankiewicz développe cette histoire extrêmement resserrée (en terme de temps, d'événements, de lieux, de protagonistes et finalement d'objets) comme un choc de subjectivités malades tirées de force vers la vérité, résistant ardemment. Un suspense freudien enrobe cette course, dopée par un langage symbolique (y compris dans les noms) et des allégories aux accents mythologiques. Soudain l'été dernier pourrait se réduire de façon simple, mais ce serait un trompe-l’œil : peu d'étendue et d'effusions, une profondeur et une densité impressionnantes. Les dialogues sont géniaux (« peut-être que la haine c'est ne pas être capable d'exploiter le monde »), la mise en scène au diapason et les schémas récurrents du cinéaste (une vérité à retrouver, un rapport de force renversé) grandis ; souvent ses mécaniques brillantes ne contiennent que leur propres jeux (ou un 'sens social' un peu étriqué), ici au contraire se trouvent des lignes de force humaines, dans un sens plus perçant et charnel.


Mankiewicz se focalise sur les passions et les croyances de ses personnages, souvent des architectures complexes permettant de soutenir le déni d'une faute, consommée ou non, ou de réalités insupportables. Le cas de Catherine attire la sympathie, grâce à son caractère fougueux autant qu'à sa position de victime ; otage des caprices de sa tante et de la cupidité de son horrible famille, elle se débat dans un carcan de ''folle'', assommée par les injonctions contradictoires et les messages urgents que personne ne veut entendre. Sa situation est terrifiante, son caractère charmant ; le jeu d'Elizabeth Taylor (dans La chatte sur un toit brûlant l'année précédente, elle était déjà dans une adaptation de Williams et opprimée par sa famille) lui confère une espèce de rudesse juvénile désarmante. Droite en théorie et lucide selon ses prétentions, sa tante s'avère plus profondément perturbée, son ascendant et son équilibre tenant à ces folies, au rejet de cette « boue » qu'il faudrait « sortir de la tête » de Catherine (et cela jusqu'au degré le plus littéral).


Violette est manifestement dans une transe, entretenue délibérément et dans laquelle elle investi toute sa puissance – et elle ne manque pas de ressources, en aucune manière ! Interprétée par Katherine Hepburn, elle poursuit un dessein démiurgique et croit trouver appui dans la science. Elle a la mission d'accomplir la consécration de son Sebastian, post-mortem comme il s'en doutait (ce sera une fondation prométhéenne à son nom) ; elle est son manager sensible, fidèle après la mort. C'est un démiurge sobre, irradiant sans ménagement ni vanités. Elle méprise le vulgaire, les démonstrations, quoiqu'elle se voit comme la maîtresse d'un spectacle à sa mesure, dont Sebastian était l'archange. Son fils était un poète ; leur vie à elle et lui, une œuvre d'art, une représentation continue. Ils étaient un tandem grandiose, elle se rappelle de leur idylle esthétique.


Même si son temps est compté et que son corps le souligne plus vite que son imaginaire ne se dégrade, elle sait aussi que leur complétude dépassait la simple vie, ou plutôt faisait de celle-ci une œuvre à forger inlassablement. C'est du moins ce qu'elle sait ; Katherine Hepburn est parfaite dans ce rôle, tirant vers tous les démons très précieux que son aura sèche et impériale a toujours inspiré. Autrement dit elle campe un vampire absolutiste, dévorant sa belle-fille, fanatique chantant les louanges d'un être abstrait qu'elle créait au travers de sa connivence avec Sebastian. La cristallisation de son système prend des atours mystiques, d'ailleurs ses travaux les plus nobles imitent « la Création ». Dans la demeure que lui a laissé son mari, elle a construit la jungle parfaite ; un désordre propre, un Eden virginal et amoral, avec des plantes carnivores pour vigiles. Son fils soignait ce jardin et s'épanouissait dans cette cage suffisante et harmonieuse ; un espace un peu terrifiant au goût du docteur.


L'action pure est rare, le film progresse par paliers où règnent des conversations et des confrontations intenses, jusqu'à la séquence des révélations où le sérum de vérité met de l'ordre dans les propos confus de Catherine. Cette scène est vécue de façon lointaine mais limpide ; dans un flash-back incrusté, superposé au propre comme au figuré sur le monceau de mensonges et de faux-semblants qui ont régné jusque-là. Des détours torturés mais structurés, on en vient aux faits durs et au déchaînement de sauvagerie réprimé et masqué jusque-là. Paradoxalement, c'est à ce moment où la réalité revient que le film prend une tournure onirique, après avoir été un réseau de délires, à la nature saillante et pourtant impénétrable. Mankiewicz et Williams ont réussi à fabriquer un puzzle sans invalider, lors de la découverte, ce qui se présente au spectateur, éprouvant alors 'passivement' le brio de cette ingénierie.


Cette situation où l'on est spectateur d'un labyrinthe aux ressorts éclatants mais indicibles apporte au récit une tension affolante, encore accrue par les performances magnétiques de Katherine Hepburn et d'Elizabeth Taylor. Lorsque Catherine recrée les conditions d'une attaque de crabes à l'asile, nous voyons ce qui se joue ; or sommes aussi hésitants qu'elle est terrifiée à l'idée d'utiliser les clés à disposition. Toutes deux étaient complices et prisonnières de Sebastian ; ses instruments, ses amies, portant toute leur affection sur lui, lui accordant tout et le connaissant en tout ; si Violette a aliéné son fils, elle en était bien également l'esclave, car il jouait avec ses envies comme elle servait les siennes, qu'elle n'a su voir. C'était un soleil pseudo enfantin et elles se sont laissées, l'une par obsession et l'autre par une forme de candeur et de complaisance, aveugler par cette lumière ingrate.


https://zogarok.wordpress.com/2015/08/19/soudain-lete-dernier/

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le 15 août 2015

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