Vol au-dessus d’un nid de gourous
On a souvent considéré comme théâtral le cinéma de Mankiewicz, du fait de l’importance qu’il accorde aux dialogues, très écrits et constitutifs de la chair même de ses films. Confronter cet auteur au dramaturge Tennessee Williams est donc organiser une rencontre au sommet.
Malicieusement, c’est sur de pesants silences que s’ouvre le film. La méticulosité de l’opération, son cadre décati, instaurent une ligne directrice aux futurs échanges : la lobotomie comme solution radicale à la folie, et la nécessité de l’hôpital permettant à l’argent de venir pourrir la déontologie. Alors que pour le moment, l’ampoule qui grille semble être le signe d’une barrière à la performance médicale, nous comprendrons bien assez tôt qu’elle montre aussi ce que cette même performance produit sur les individus.
Dès lors peut s’épancher la parole, qui sera distribuée tour à tour à deux femmes, duo absolument grandiose, tour de force de deux comédiennes elles aussi au sommet, sachant s’accommoder des excès inhérents au texte pour leur donner chair et irradier la pellicule de leur humanité déviante. Excès qui supposent qu’on joue le jeu d’une psychologie outrancière oblitérant la crédibilité au profit d’un symbolisme radical. Hepburn, glaçante dans son deuil révisionniste et incestueux, Taylor bouleversante dans son refoulement volcanique. On pourrait longuement disserter sur le pouvoir de la parole de ces deux femmes. Limitons nous à en saluer la puissance évocatrice rarement atteinte au cinéma : la plage qu’on croirait sortie de la scène centrale de L’Etranger de Camus, l’attaque des tortues par les oiseaux et les révélations progressives de Catherine nous happent littéralement.
Moins conventionnel qu’à son habitude, Mankiewicz colore légèrement son cadrage de la folie ambiante. Discrètement obliques, volontairement trop proches, ses plans reflètent l’étrangeté psychiatrique des énonciatrices et s’oppose à la verticalité de Clift, lisible et d’une attention parfaite par son regard translucide.
Broyés par cette efficacité oppressante, les personnages secondaires brillent alors par leur inefficacité : qu’on considère la parole inutile et bêtifiante du frère ou celle, d’une maladresse terrible, de la mère, experte malgré elle pour dire ce qui devrait être tu.
Afin d’ajouter encore au caractère oppressant des échanges, le récit s’intègre dans des décors particulièrement travaillés. La luxuriance étouffante du jardin d’hiver de Violette, sa maison baroque (annonçant celle, délirante, du Limier), la mise en scène de ses entrées et sorties via l’ascenseur privé contribuent autant à magnifier son excentricité qu’à instiller un discret effroi.
En ce qui concerne Catherine, les séquences dédiées à l’asile psychiatrique, sublimes, sont à elles seule un morceau de bravoure, une autre forme de discours qui vient compléter la démence individuelle. S’attardant sur la collectivité, Mankiewicz propose deux scènes maitresses. L’une dans l’aile des hommes, en contre plongée carcérale où l’émeute sur les jambes de Catherine évoque les grands moments des futurs Oiseaux d’Hitchcock, 3 ans plus tard. L’autre, dans l’aile des femmes où le plan sur la coursive s’élargit progressivement par un zoom arrière révélant les pensionnaires silencieuses et effroyablement attentives, attendant avec un enthousiasme croissant que l’héroïne vienne les rejoindre dans la basse-fosse en s’écrasant au sol.
Dans cet univers universellement carcéral, les liens se tissent comme autant de pièges. En maitresse de cérémonie, Violette, présentée initialement comme la mère éplorée, déploie une stratégie machiavélique fondée sur l’argent. En tentant d’acheter le silence pour un deuil qui sied à sa vision déformée du réel, elle subordonne tout son entourage. La lobotomie est ici une matérialisation du refoulement et l’écriture d’une histoire révisée.
L’autre idée maitresse du récit est sans nul doute le mobile de tous ces excès : Sebastian. Le grand absent, celui qui focalise toutes les discussions et qui, sur la trame d’un thriller implacable, se dévoile progressivement par le truchement de subjectivités abimées. Dévorateur vampirique pris au piège de sa propre mécanique, alliance malade d’homosexualité, de capitalisme et de cynisme assumé, ce personnage d’une infinie complexité ne fascine pas sans raison. A son contact, tout semble avoir flétri, les femmes qui l’accompagnent comme les jeunes pauvres qu’il attire, pour converger vers un final apocalyptique.
Il faut avoir été nous même sous hypnose, ou sous sédatif, pour adhérer à ce dernier, radicalement hallucinatoire. C’est là le grand pari de Mankiewicz, qui nous embarque dans le récit de Catherine et fait de nous des auditeurs aussi captifs que son médecin sur le point de délaisser toute déontologie. Cérémonial païen et cathartique, acmé aussi délirante que violente, cette explosion du verbe alliée à la mise en image d’un film qui semble remonter aux origines du monde achève le spectateur en même temps qu’il libère son énonciatrice et détruit définitivement la conscience de la mère.
La richesse de son exploration spatiale, la performance de ses comédiens, la puissance de son écriture, l’exactitude de son regard font de Soudain, l’éte dernier un film dévastateur, d’autant plus efficace que son nihilisme retrace finalement le parcours d’un individu qui regagne la lumière et la sérénité.