Pour être tout à fait franc, nous ne pensions pas écrire sur Le Réveil de la force. Pas à tout prix du moins. Peut-être parce que nous commencions à être écœurés par le bulldozer promotionnel lancé il y a plusieurs mois par Disney. C’est en lisant et en écoutant les critiques des uns et des autres que l’idée de cet article nous est venue. En effet, il est intéressant de constater que c’est précisément la même raison qui fait qu’une partie des spectateurs et des critiques adorent le film alors que d’autres le détestent. Cette raison, c’est l’allure proustienne du film de J. J. Abrams. Une allure qui s’explique par la conscience du mythe que la saga a vu se développer autour d’elle. Avec l’Episode VII, cette conscience se voit d’ailleurs pour la première fois intégrée dans la diégèse elle-même. Reste à savoir ce que nous pouvons en dire…
Attention : le texte qui suit dévoile des points majeurs de l’intrigue.
[Pour lire la critique dans sa mise en page originale, avec liens, citations et illustration : http://filmexposure.ch/2015/12/27/le-reveil-de-la-force-la-conscience-du-mythe/]
D’un côté de la critique, Le Réveil de la Force est qualifié de reprise habile provoquant le plaisir de se sentir à la maison : « si chaleureux qu’on s’y sent, comme Han Solo et Chewbacca, “à la maison” », « quel plaisir de retrouver ces musiques, ce générique déroulant », « [le film] reprend habilement la structure de La Guerre des Etoiles ». De l’autre, cette approche basée sur la nostalgie est comparée à un vulgaire doudou que la production tendrait au spectateur pour le rassurer, lui donner ce qu’il est venu chercher en refusant la prise de risque et la nouveauté, au point de transformer le film en remake inassumé de l’Episode IV (le podcast de NoCiné est certainement la meilleure expression de cet avis). Le site L’Ouvreuse va même jusqu’à proposer deux articles aux vues antagonistes : l’un trouvant un intérêt dans la volonté de mimétisme de cet opus, l’autre pestant contre une « prise de risque située en dessous de zéro ».
Que la chose soit vue de manière positive ou négative, tout le monde s’accorde donc pour dire que Le Réveil de la Force joue la carte de la nostalgie. Même structure, mêmes enjeux, mêmes dialogues, mêmes personnages… passé l’exposition, cet Episode VII s’apparente effectivement à une grosse madeleine au parfum de Trilogie originale. Nous comprenons pourquoi George Lucas a déclaré que les « fans allaient adorer » puisque « c’est tout à fait le genre de film qu’ils attendaient », lui qui avait tenté de proposer autre chose dans sa Prélogie, avec le succès que l’on sait.
Alors oui, les choix scénaristiques d’Abrams et de Kasdan font figure de recyclage culturel, pour reprendre un terme cher à Jean Baudrillard.[1] Cette volonté de calquer le nouvel épisode sur la structure du quatrième s’explique notamment par le fait que l’équipe de production est désormais tout à fait consciente du mythe que représente la saga au point de préférer rejouer le film de 1977 plutôt que d’oser la prise de risque. L’idée étant de vouloir rassurer les fans en leur signalant que cette nouvelle trilogie partagera l’esprit de la première et de garantir que les leçons de la Prélogie ont été retenues. Si le constat de ce malthusianisme culturel peut s’avérer déprimant, la place centrale qui est accordée à la mythologie de la Trilogie originale dans ce Réveil de la Force est tout de même l’occasion d’une nouveauté intéressante dans l’évolution de la saga. Cette originalité nous la trouvons dans le personnage de Rey et dans le culte qu’elle semble vouer depuis son plus jeune âge aux figures des Episodes IV, V et VI, devenues légendaires trente ans après la fin du Retour du Jedi.
Pour la première fois de la franchise, une trilogie démarre en plaçant le spectateur face à un personnage qui partage la même condition que lui, et ce à plusieurs niveaux. En termes narratifs et de connaissance du monde tout d’abord. De spectateurs ignorants devant la Trilogie originale (l’ensemble des règles « mondaines »[2] étant à découvrir et à assimiler), nous sommes ensuite passés au rang de spectateurs omniscients face à la Prélogie qui, en plus de nous replonger dans un univers dont nous maîtrisions les règles internes, racontait une histoire dont nous connaissions la finalité. Devant Le Réveil de la Force, nous maîtrisons les lois « mondaines » sans pour autant savoir où le récit nous emmène. Nous partageons ainsi pour la première fois le même degré de cognition que les personnages. Mais c’est surtout en termes d’enthousiasme pour le mythe que notre position peut être comparée à celle de Rey et il s’agit là non seulement d’une nouveauté considérable mais également d’une astucieuse manière de justifier la forte empreinte (et les forts emprunts) de la Trilogie originale. Jusqu’à la sortie de cet Episode VII, le mythe star warsien était une construction exclusivement externe à l’univers, soit une création d’analyste. Or aujourd’hui, J.J. Abrams et Lawrence Kasan, conscients à leur niveau de l’ampleur du mythe qu’ils doivent prolonger, décident de thématiser à l’intérieur de l’univers fictionnel la force de sa propre dimension mythique.
Difficile en effet de ne pas voir la correspondance entre le regard émerveillé du spectateur qui va assister à la projection du Réveil de la Force et les yeux écarquillés de Rey lorsque que Han Solo lui confirme l’existence des Jedis et de Luke Skywalker. Celle-ci va même jusqu’à expliciter la conscience du mythe à l’intérieur de la diégèse par la ligne de dialogue citée ci-dessus (« Luke Skywalker ? Je croyais qu’il s’agissait d’un mythe. ») Véritable miroir tendu au spectateur-collectionneur, elle peuple son quotidien d’objets liés au mythe (de la poupée de pilote grossièrement tricotée exposée dans son logis au casque de l’Alliance qu’elle porte en mangeant), connaît (presque) par cœur les exploits de Han Solo (la référence, approximative, au « Kessel Run ») et va jusqu’à s’énerver lorsque Finn qualifie le même Solo de « Général de la Rébellion » au lieu de « contrebandier ». Alors que l’admiration de Kylo Ren pour Vador s’explique par le lien filial qui les unit, c’est uniquement la force du mythe qui est à l’origine de l’admiration de Rey pour les figures iconiques de la saga. Si la correspondance entre les récits de Star Wars et la théorie du monomythe développée par Campbell n’est plus à démontrer, cette conscience du mythe passe donc de l’autre côté de l’écran et devient intradiégètique avec Le Réveil de la Force. Nous avons beau chercher, il nous est pratiquement impossible de trouver un équivalent à cette proposition narrative mettant en place une conscience méta de sa propre mythologie. Il y a bien des précédents de personnages qui se montrent conscients de rejoindre un mythe ou un univers ultra codé (de Toruk Makto aux personnages de Zu, les guerriers de la montagne magique en passant par la trilogie Narnia) mais aucun de ces exemples ne parvient à établir une telle correspondance entre la conscience du mythe du point du vue du spectateur et des personnages.
Il est intéressant de noter que Campbell s’est lui-même intéressé à cette conscience du mythe dans l’épilogue de son Héros aux mille et un visages (livre qui, faut-il le rappeler, aurait largement inspiré George Lucas dans le processus de création de Star Wars). Aussi, dans son étude du rôle du mythe, du culte et de la méditation, Campbell affirme que grâce au mythe et à ses célébrations, le rôle de chaque individu « si insignifiant qu’il soit, lui apparaît comme participant de la merveilleuse image idéalisée de l’homme – image qu’il contient en puissance mais qui, par nécessité, est, en lui, inhibée. » Cette conscience, il l’appelle la « continuité du mythe », or, selon lui, « le monde des symboles éternels, hérités de la nuit de temps, s’est [aujourd’hui] évanoui. » Alors que, comme il l’affirme, « la trame de rêve des mythes s’est évanouie ; la pensée [s’étant] ouverte à la pleine conscience ; l’homme moderne [émergeant] de l’ancienne ignorance comme un papillon de son cocon, comme le soleil à l’aube, du sein de la nuit maternelle », Le Réveil de la Force tente précisément de ranimer la conscience mythique en allant jusqu’à l’intégrer dans sa diégèse. Si cela peut paraître anodin ou passer pour une vulgaire mise en abyme du fanboyisme entourant la saga pour certains, nous y voyons une belle profession de foi en la force du mythe. En effet, le personnage de Rey, condamné à vendre des débris pour survivre, évolue dans un équivalent du monde contemporain où l’idéal est décrit par Campbell comme celui de « l’État séculier, dans la dure et impitoyable concurrence pour posséder les ressources de la suprématie matérielle. » Ces décombres renvoyant directement à une époque – celle de la Trilogie originale – tenue par ses « rêves dans un horizon chargé de mythologie [et ne représentant plus qu’un territoire] à exploiter ». Rey démontre ainsi que « les derniers vestiges de l’héritage ancien […] sont en pleine décadence » et son rôle sur Jakku illustre parfaitement l’état dans lequel se trouve l’homme contemporain selon Campbell :
« Aujourd’hui, il n’y a aucune signification dans le groupe, aucune dans le monde : elle réside tout entière dans l’individu. Mais il en est totalement inconscient. On ignore ce vers quoi l’on tend. On ignore par quoi l’on est mû. Toute communication entre la zone consciente et la zone inconsciente de la psyché humaine a été rompue, et nous avons été coupés en deux. »
En répondant finalement à l’appel de l’aventure, Rey signe justement la réunification des zones consciente et inconsciente et marque le retour vers le mythe premier que Campbell jugeait impossible.
Cette opportunité est justement offerte par l’omniprésence de références aux Episodes précédents qui prennent la forme de ruines (épaves de vaisseaux et autres TB-TT), de reliques (casque de l’Alliance) voire même de fétiche (la poupée que possède Rey, le masque et les cendres de Vador). Cette volonté de renouer avec la matière narrative antérieure explique d’ailleurs en partie le choix de s’affranchir du réseau transfictionnel que représente l’Univers étendu. La richesse de ce dernier et la quantité impressionnante de ses propositions auraient fait office de frein à la simplification nostalgique centrée sur la Trilogie originale.
À notre sens, le problème majeur de ce septième Episode ne réside pas dans sa nostalgie – qui, comme nous l’avons vu, crée un intérêt narratif inédit en mettant une partie de ses nombreux renvois au service d’une nouvelle matière – mais dans le fait que les personnages semblent plus respectueux du mythe que les responsables du film. En témoigne la place accordée au sabre de Luke.
Dans son utilisation des objets, Le Réveil de la Force donne définitivement raison à Jean Baudrillard, encore lui, qui affirmait, dans La Société de consommation, que « le gadget se définit en fait par la pratique qu’on en a, qui n’est ni de type utilitaire, ni de type symbolique, mais ludique. C’est le ludique qui régit de plus en plus nos rapports aux objets, aux personnes, à la culture, au loisir, au travail parfois, à la politique aussi bien. C’est le ludique qui devient la tonalité dominante de notre habitus quotidien, dans la mesure précisément où tout, objets, biens, relations, services, y devient gadget. » En lisant ces propos, il est impossible de ne pas penser à l’utilisation qui est faite du premier sabre laser de Luke, objet symbolique s’il en est, dans le film d’Abrams. Alors que le poids de son symbole nécessitait un traitement tout particulier, les scénaristes écartent facilement, voire nonchalamment, l’explication de la présence d’une telle relique portée perdue depuis l’Episode V (en espérant que l’explication nous soit donnée dans un épisode ultérieur). De la même manière, ils n’hésitent pas à le placer dans les mains de Finn, qui parvient à tenir tête à Kylo Ren jusqu’à le blesser dans un duel. Qu’un Stormtrooper déserteur ne soit pas un Jedi, qu’il ne possède aucune connaissance de ce qu’est la Force importe guère ici, la priorité est l’amusement. En bref, la relique est transformée en gadget par les scénaristes.
Gadget de type ludique pour les scénaristes, « machin » pour le personnage de Finn. En effet, si l’on se réfère à la définition du « machin » que livre le même Baudrillard dans Le système des objets nous constatons qu’elle correspond à la manière que Finn a de considérer l’objet : « Tout “machin” est doué de vertu opératoire. Si la machine décline sa fonction par son nom, le “machin”, lui, dans le paradigme fonctionnel, reste le terme indéterminé, avec la nuance péjorative de “ce qui n’a pas de nom” ou que je ne sais pas nommer (l’immoralité d’un objet dont on ne sait pas de quel usage exact il relève). Et pourtant, il fonctionne. » En demandant une arme à Maz Kanata alors qu’elle lui tend le sabre de Luke, Finn démontre qu’il est face à un objet qu’il ne sait pas nommer, dont il ignore l’usage exact mais qui fonctionne… En un mot : un machin. Mais s’il est diégètiquement logique que Finn perçoive le dit sabre comme un « machin » (lui-même n’étant pas conscient du mythe, en témoigne son incompréhension totale de ce qu’est et ce que permet la Force exprimée dans sa réplique « We’ll figure it out, we’ll use the Force ! » / « On trouvera un moyen, on utilisera la Force » » avant que Solo ne lui réponde : « That’s not how the Force works ! » / « Ce n’est pas comme ça que la Force fonctionne ! »), nous étions en droit d’en attendre un peu plus de la part de Lawrence Kasdan et de J.J. Abrams.
Le passage de témoin du dernier plan et son inversion de la logique générationnelle illustrent parfaitement la volonté de retourner vers le passé qui anime le premier épisode de cette nouvelle trilogie. Le fait que ce soit la représentante de la nouvelle génération qui transmette l’objet symbolique par excellence de la saga à Luke signifie que la relève ne se sent pas les épaules encore assez solides pour s’affranchir des aînés (tout ce qu’essaie de faire Kylo Ren en somme). En espérant que Luke parvienne à faire un meilleur usage de son sabre. Pour ça, il faudra que Rian Johnson se montre un peu plus respectueux du mythe et de ses symboles les plus forts en évitant de les transformer en simples gadgets ludiques. Car au final, au-delà de l’intérêt narratif que suscite sa nostalgie, Le Réveil de la Force prouve que la conscience du mythe ne suppose pas nécessairement son respect.