Le sacre de l'été
Le plus immédiatement troublant devant Midsommar, c'est sans doute – comme à peu près tout le monde l'aura relevé – de se retrouver face à une œuvre horrifique toute faite d'été, de ciel bleu, de...
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le 3 août 2019
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L’extrême sophistication formelle du premier film d’Ari Aster, Hereditary, annonçait l’arrivée d’un cinéaste éloquent mais aussi manquant d’un peu de recul. Sa maîtrise époustouflante du langage cinématographique pour emplir de sens ses images avait tendance à hermétiser l’œuvre, à la rendre analytiquement fascinante mais énergétiquement pauvre, émotionnellement esclave de ses acteurs, au demeurant formidables. Rien de tout cela ne s’arrange avec Midsommar, un film qui amplifie les vertus du réalisateur et le fait se complaire dans ses vices. La folk horror ? Une arrière-pensée déformée. Le drame humain ? Une excuse désincarnée. La succulence stylistique qui reste suffira-t-elle pour contenter le spectateur venu prendre part au voyage ?
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Après l’ouverture d’une toile peinte tel un rideau de théâtre (un dessin intrigant, fait de détournements d’icônes chrétiennes et classiques, anges déchus et croix réinventée inclus), le film commence sur des plans de nature enneigée. Là-dessus vient se greffer un chant incantatoire traditionnel. C’est comme si Aster allait déjà nous aspirer. Puis un téléphone sonne, et l’urbain supplante le rural. Ainsi est annoncée la problématique qui sous-tendra l’ensemble du métrage : l’opposition entre nature et tradition passée, et modernité et présentisme stérile. Plus tard, on comprendra que ces plans de nature nous offrent un aperçu du décor des festivités solsticielles, avec six mois d’avance. La terre attend, patiemment, l’arrivée des hommes et des femmes.
S’enclenche alors l’intrigue : Dani subit une immense tragédie familiale, et continue sa relation avec un homme dont elle a besoin (Christian) comme soutien émotionnel malgré un manque flagrant d’implication amoureuse. Plus ou moins persuadée par ses amis, Dani accepte de se rendre dans une communauté suédoise isolée pour assister aux célébrations locales lors d’un festival.
Faisant écho à Hereditary, Aster filme presque de la même façon Florence Pugh pleurant sa perte qu’il l’avait fait avec Toni Colette : recroquevillée, en sanglots, auprès d’un compagnon qui ne peut rien faire pour alléger sa souffrance. Pourtant, un détail important différencie les deux scènes : si Colette se voyait resserrée dans le champ en raison d’un travelling arrière étouffant (donnant lieu à un pivotement qui s’arrête sur l’inquiétante silhouette d’Alex Wolff), Pugh sort progressivement du cadre, qui se déplace vers l’avant, en direction de l’extérieur enneigé, passant presque par la fenêtre surplombant les personnages. C’est la possibilité d’une échappatoire, d’une alternative au mouvement d’étau implacable qui caractérisait le premier film du réalisateur. C’est la transition possible entre l’enfermement dans les poncifs du genre et les possibilités offertes par leur transgression. Et si, cette fois, la présence d’une dimension autre pouvait offrir à Dani un certain salut ?
C’est le doute que fera planer Aster tout au long du film, alternant les épisodes d’acceptation timide et de rejet de la part de Dani vis-à-vis de la culture qu’elle découvre en Suède rurale : embrassera-t-elle ce nouveau paradigme sociétal ou restera-t-elle prisonnière de son mode de pensée moderne, qui l’empêche de surmonter son chagrin ? À ce titre, le film contient quelques moments sobres d’hallucinations thématiquement saines, comme ces plans dans lesquels l’herbe semble pousser à travers les mains et les pieds de la jeune femme. Aster résiste d’ailleurs à toute pulsion exploitative, à toute facilité formelle : le film ne contient pas le moindre jumpscare, et ne cherche en fait même pas à effrayer. Le réalisateur avait dit ne pas aimer les films d’horreur ; il en donne la preuve.
Le paganisme de Midsommar est une invention, un amalgame d’influences nordiques doté de rituels et de coutumes qui semblent relativement avoir du sens (Aster aura en tout cas saisi que le chiffre 9 y a longtemps revêtu une grande importance). Et le cinéaste en propose d’abord une vision intéressante, nuancée. Il ne présente pas le païen comme un monstre, ni comme un fou. Il parvient à contextualiser ses pratiques dans un système anthropologique cohérent. C’est là l’intérêt de cette sous-intrigue dédiée aux thèses doctorantes des Américains partis à l’aventure : même s’il est difficile de croire qu’un trublion comme le personnage incarné par Will Poulter peut être un thésard sérieux, l’approche académique des personnages maintient une ouverture d’esprit qui aurait sinon disparue presque immédiatement. À mesure que se déroule l’intrigue, cependant, Aster refuse catégoriquement d’opérer toute inversion de point de vue et, pire, d’accorder toute transcendance finale à sa protagoniste. Les quelques dernières minutes souffrent d’une mise en scène si hyperbolique (probablement motivée par l’obligation du climax) qu’elle transforme le paganisme jusque-là porteur de questionnements en pantalonnade absurde. Que l’on s’entende : les actions des personnages ne posent jamais problème, mais leur regard, la façon dont ils jugent les événements (la façon qu’a Aster de les filmer) renvoie la protagoniste à un stade émotionnel régressif, lui refuse toute catharsis réelle et spirituelle. La seule qui reste, celle qui intéressait à n’en pas douter le cinéaste, est la catharsis vengeresque féminine certes dans l’air du temps mais d’une pauvreté thématique désespérante en comparaison des possibilités qui s’offraient au scénariste. D’autant que l’un n’aurait pas empêché l’autre. En l’état, la conclusion de Midsommar est d’une grande faiblesse, une réduction de toutes les réflexions jusqu’ici entamées vers le plus petit dénominateur commun, qui menace de ramener le film au niveau d’œuvres voisines bien plus médiocres.
Le fait qu’Aster n’aille pas au bout de son concept est décevant en cela que les pistes livrées tout au long du film demeurent fascinantes. Dans Blood on Satan’s Claw, œuvre séminale de la folk horror, Piers Haggard filmait la terre comme une entité consciente. Elle occupait le cadre, parfois plus que les humains eux-mêmes. Ici, Aster semble obsédé (dans sa première moitié en tout cas) par l’isolation des personnes dans la ville et stratifie ses plans (voir la conversation de Dani et Christian, elle à droite du cadre, lui dans le reflet d’une glace à gauche ; ou le décentrage de Connie lorsque confrontée à l’insaisissable départ de son fiancé Simon), en opposition à leur absorption par la nature une fois arrivés en Suède : le plan retourné en drone (déjà vu dans The Hole in the Ground cette année, mais toujours efficace) traduit le passage vers cet autre monde, où les silhouettes se confondent sur les sentiers boisés, ces veines d’un gigantesque organisme.
Esthétiquement parlant, Aster offre un contraste prononcé entre la morosité urbaine américaine et la vivacité des couleurs caractérisant cette communauté païenne. Chaque plan, cadré au millimètre, pensé en amont, fait office d’accomplissement exemplaire en termes de cinématographie pure. Les paysages, superbes, sont magnifiés par la photographie dynamique et riche de Pawel Pogorzelski. Et, si le film est évidemment trop long, c’est parce qu’il se perd dans sa propre magnificence visuelle, se regarde le nombril un peu trop souvent. La tolérance du spectateur pour cette autosatisfaction paresseuse dépendra de son appréciation de l’artisanat ici à l’œuvre.
Il faut dire que les acteurs, parfaitement dirigés, proposent des performances encore une fois remarquables, et que le réalisateur se délecte d’utiliser des instruments traditionnels pour la musique intradiégétique, qui n’est pas sans rappeler les compositions d’un groupe comme Wardruna. Avec tous ses atouts en main, Aster échoue pourtant à transformer l’essai lors de la scène de danse pivot, le moment censé faire basculer Dani émotionnellement. C’est que le réalisateur interrompt bien trop souvent le déroulement de l’action, souhaitant créer un montage parallèle forcé entre Dani et Christian alors même qu’ils se trouvent à quelques mètres l’un de l’autre. Une décision incompréhensible, qui annihile tout impact qu’aurait pu (qu’aurait dû) avoir cette scène en faisant vivre au public l’euphorie désorientante qui enivre la protagoniste.
On regrettera enfin que le cinéaste refuse ou ne parvienne pas à créer une aliénation cognitive qui permettrait au public d’accepter, par l’effroi ou l’émerveillement, les rites étranges illustrés comme des événements solennels. Chaque scène d’allégresse païenne s’en trouve invariablement condamnée ou, le plus souvent, moquée à travers l’insertion d’un humour rassurant le spectateur que ce à quoi il assiste ne doit pas être pris au sérieux. Une scène de rituel de fertilité ayant lieu en fin de métrage en est la plus grande victime, le public riant à gorge déployée à un événement pourtant capital : synonyme de renouvellement salutaire pour les païens, et de perdition identitaire totale pour l’un des personnages principaux, l’événement devrait être insoutenable, aliénant, approchant de la transe. Peut-être que l’ombre de Piers Haggard et de sa fameuse scène de viol en forêt, qui continue de diviser aujourd’hui, plane sur un jeune réalisateur désireux de contourner tout procès d’intention. Toujours est-il que la faute est calamiteuse car elle élimine le peu de potentiel transformateur que véhiculait encore le paganisme dans le dernier acte. La molle relecture du final de The Wicker Man qui nous est proposée n’arrive pas à la cheville de son modèle précisément parce qu’Aster à précédemment prouvé qu’il n’y croyait plus lui-même.
Dans le second acte de Midsommar, des personnages découvrent une fresque réalisée sur un tissu. Ils en lisent les images, qu’ils ne savent pas encore prophétiques, et le prennent avec un mélange d’amusement et de crainte. La scène renferme toutes les plus grandes forces d’Ari Aster en tant que narrateur : sous couvert d’événement banal et vaguement humoristique, instaurant un certain malaise, il utilise sa caméra pour traduire une intention plus profonde. En faisant se déplacer le regard de droite à gauche, il impose un sens de lecture illogique, qui n’a aucun fondement même dans cette communauté isolée. L’épisode n’est donc pas seulement à prendre au premier niveau (des choses discutables vont se passer), mais surtout au second : c’est le récit d’un retour en arrière qui nous est proposé, d’un retour à la nature et à une spiritualité oubliée. Une occasion en or de proposer une expérience cognitive radicale au public, de lui offrir une perspective unique, de lui faire remettre en question ses certitudes les plus profondes. Rien de tout ça n’est achevé, et le film se contente finalement de fouler des chemins depuis longtemps rendus stériles. La maestria narrative au service de si peu ? Dommage.
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le 4 juil. 2019
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