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De prime abord, la filmographie de David Lowery peut paraître au mieux surprenante, au pire incohérente. Après des Amants du Texas trop inféodés au premier cinéma de Terrence Malick pour pleinement convaincre mais trop intimiste dans son lyrisme pour être unilatéralement rejeté, le voilà engagé par Disney pour signer l’adaptation live de Peter et Elliott le dragon, film qui surplombe aujourd’hui encore aisément les productions de la firme aux grandes oreilles grâce à ses accents mélancoliques et à son attitude contemplative. Dans la foulée, Lowery se faisait l’auteur d’un des plus grands coups du cinéma indépendant avec A Ghost Story avant de retrouver Robert Redford et de signifier une nouvelle fois la filiation avec Badlands par la présence de Sissy Spacek au casting de The Old Man & The Gun. Alors qu’il termine actuellement le tournage de sa deuxième collaboration avec Disney, le remake en prises de vues réelles de Peter Pan & Wendy, sort enfin son adaptation classée R du poème médiéval « Sire Gauvain et le Chevalier vert » initialement prévue pour 2020. Pourtant, à y regarder des plus près et malgré l’alternance entre l’indé fauché et les collaborations avec Disney (qui n’est plus un facteur de surprise à l’heure où Chloé Zhao travaille pour Marvel), c’est une œuvre particulièrement harmonieuse que bâtit l’Américain, en témoigne The Green Knight et son voyage, davantage merveilleux que fantastique, animé par les obsessions affectives du cinéaste.


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Le très attendu – et bizarrement absent de la programmation de tous les festivals de l’année – The Green Knight nous plonge donc dans la légende arthurienne en mettant en scène Gauvain en prise avec le Chevalier vert. Gauvain nous est d’emblée présenté comme ignoré par son oncle le roi Arthur et vivant dans la débauche en attendant l’épisode qui lui permettra d’atteindre le rang de chevalier. Lorsqu’un mystérieux chevalier vert interrompt les festivités de Noël en soumettant à la cour un étrange jeu, Gauvain y voit l’opportunité d’enfin gagner le statut auquel il aspire. Le marché proposé par le Chevalier vert est simple : il suffit de lui asséner un coup en acceptant au préalable de se rendre, au Noël suivant, à la chapelle verte pour être la cible à son tour de l’exact même geste. Après que Gauvain a tranché la tête du trouble-fête, pensant ainsi à ne pas avoir à recevoir la pareille, ce dernier se retire, tête à la main, dans l’écho d’un rire sadique, laissant le neveu d’Arthur sous la menace de l’ultimatum et dans l’attente de l’épreuve à venir. C’est précisément sur cette attente ainsi que sur le périple qu’entreprend Gauvain pour honorer son contrat que s’attarde David Lowery.


S’il est fidèle au poème du XIVe siècle en termes d’étapes du récit, The Green Knight surprend par son traitement du personnage de Gauvain. Moins récupéré par la culture contemporaine que Lancelot ou même Perceval, le fils du roi Lot et de Morgause – ici véritablement dépeinte sous les traits d’une fée morganienne tirant les ficelles du récit – n’en était pas moins présenté comme un chevalier exemplaire et accompli dans la plupart des récits arthuriens. D’emblée, le film de David Lowery présente au contraire un personnage qui fréquente des lieux de débauche, s’amourache d’une prostituée, se révèle impuissant et désespérément en quête de reconnaissance de la part de la cour. Enfant gâté, c’est la peur au ventre qu’il accepte le défi du Chevalier vert puis initie son périple. Par ces modifications et par l’ajout du personnage d’Essel, la prostituée, Lowery déploie un nouveau conflit de loyauté sur fond de tiraillement affectivement, véritable obsession du cinéaste. Difficile de faire plus cornélien que le dilemme qui déchire Gauvain entre le devoir du chevalier en devenir, l’engagement à honorer auprès du Chevalier vert et l’affection interdite qu’il porte à une catin. C’est paradoxalement ces infidélités par rapport à la figure canonique du personnage qui ancrent le film dans la plus pure tradition arthurienne ; les adaptations, modifications et continuations étant la méthode privilégiée par les auteurs médiévaux eux-mêmes pour créer de nouveaux textes.


The Green Knight a donc ceci de particulièrement contemporain qu’il présente un héros médiocre, rongé par la honte, qui bande mou et dont la quête ne peut que conduire à un épilogue sanglant. Fort heureusement, et c’est ici l’une des plus belles idées du film, nul salut n’est à chercher dans la construction sociale. En effet, le royaume de Camelot que dépeint Lowery et que Gauvain est appelé à traverser est apocalyptique. Du roi émacié et moribond aux chevaliers passifs en passant par les paysages dévastés dans lesquels ères des pillards, tout signifie ici la fin de la civilisation. Brutale, inhospitalière, la nature représentée par le vert – symbole qui fait l’objet d’un des rares dialogues explicatifs du film – malmène l’ordre humain et les codes de la chevalerie. C’est également contre sa nature animale que lutte Gauvain, en témoigne la ceinture verte qu’on lui offre et qui symbolise aussi bien la tentation sexuelle que la peur primaire de la mort. Radical jusqu’au bout, le film se contente de signifier l’incompatibilité définitive entre le naturel et la chevalerie sans verser dans aucune forme de discours.


Fait assez rare pour être relevé, David Lowery épouse la tradition du merveilleux au sens où le définit Tzvetan Todorov : dans The Green Knight, le surnaturel est parfaitement intégré à la diégèse et majoritairement accepté par les personnages. C’est précisément cette approche qui confère au film une certaine opacité. Traversé de visions, de rencontres surnaturelles, construit comme bon nombre de récits médiévaux autour de segments chapitrés et d’ellipses, il gagne rapidement l’aspect d’un voyage hypnotique – pour ne pas dire d’un trip mystique – pour le spectateur qui sait lâcher prise avec le réel. Jalonné d’un bon nombre de fulgurances visuelles, baigné dans un impressionnant sound design soutenu par le score tantôt entêtant jusqu’à la crispation, tantôt envoutant de Daniel Hart et conduit par un rythme contemplatif, The Green Knight a bien plus à voir avec Valhalla Rising de Nicolas Winding Refn ou The Witch de Robert Eggers qu’avec n’importe quelle production médiévale fantastique récente. Beaucoup résumeront sans doute le film à un exercice de style trop conscient de ses qualités formelles, ce serait passer à côté d’une proposition d’un rare nihilisme, confrontant son protagoniste aux limites inhérentes à sa nature sans pour autant se jouer de lui avec cynisme. Pour ce rôle d’aspirant chevalier couard pétri de honte, qui souffre d’être un homme et regrette presque instantanément sa soif de quête qualifiante, Dev Patel est impeccable de nuances, provoquant simultanément empathie et agacement.


Alors oui, David Lowery frise parfois le pose démonstrative – on se rappelle qu’elle n’était jamais loin dans A Ghost Story –, mais il parvient malgré tout à nous immerger dans un univers légendaire comme peu d’œuvres ont tenté de le faire et à proposer une expérience à la fois sensorielle et métaphysique. Surtout, il démontre une fois encore sa capacité à transcender son traitement de la temporalité au détour de quelques plans à peine. Sans atteindre le vertige cosmique de A Ghost Story, les visions proleptiques finales de Gauvain, attestant d’un échec assuré, qu’il soit immédiat ou ajourné, apposent le point final parfait à cette fresque eschatologique.

Cygurd
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le 31 juil. 2021

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Film Exposure

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