Quelques années avant sa Palme d'Or cannoise pour Le vent se lève (2006), Ken Loach connut un autre grand succès critique avec Sweet Sixteen (malgré la répression de la censure anglaise pour abus de « fuck » et de « cunt »). Comme toujours, même lorsqu'il s'écarte des banlieues moisies (Land of Freedom sur la guerre civile espagnole – vue depuis le camp des anarcho-communistes), le réalisateur s'intéresse à des laissés-pour-compte, sans romantisme ni idéalisation de ses protagonistes. Ici, il présente un adolescent déscolarisé, réduit aux petits trafics et à suivre les pas de tuteurs abjects, aux prises avec une mue difficile et plurielle. Liam s'apprête à avoir seize ans et sa mère à sortir de prison. Il aimerait lui offrir une vie dorée, au moins selon ses critères ; les barrières ne sont pas relatives qu'aux moyens.


Dans Raining Stones (1993) Loach montrait la collusion 'naturelle' entre chômage et violence, du moins dans les zones à forte concentration d'exclus, c'est-à-dire les ghettos de pauvres. Dans Sweet Sixteen, on arrive au gangstérisme. Dans le contexte où s'ébat Liam, l'intégration au sein d'une mafia apparaît comme une élévation inespérée ; il a d'ailleurs de la peine à saisir globalement la situation dont il est le héros. Ses attachements, souvent déformés par le fantasme voire carrément illusoires, nourrissent ce manque de vision (cette éthique aliénante et un peu flottante, qui s'ajoute aux autres empiriques, renvoie à Boys don't cry – où les questions d'identité sont encore plus flagrantes). Liam s'accroche encore à ces gens, un peu dans la crasse, tout à fait foutus ; en premier lieu, à sa mère (dont la présence en prison est le résultat d'un sacrifice pour couvrir l'homme auquel elle retourne s'enchaîner dès la sortie).


Pourtant sa famille et son entourage n'ont jamais été là que pour subsister à ses dépens ; Loach ne pousse pas dans cette direction, mais c'est un peu comme si être exploité par des in-exploitables était la raison de sa venue sur Terre, sa définition et sa mission. Dans le monde présenté par Sweet Sixteen, il n'y a pas d'espoir et cette absence se recycle. On vit dans la bêtise constante et les violences banalisées, les circuits visqueux et les résidus de rentes avariées. Les garçons de son âge sont des crétins sur la mauvaise pente et ne le vivent pas mal du tout ; ils sont nés sur cette pente et n'ont jamais ne serait-ce que songé à autre chose. Les mirages des médias semblent n'avoir pas de prise ; sans doute, leur langage est trop lointain, aussi on ne trouve pas leurs traces ; la réalité sale suinte sans rien pour en barrer la vue ou la modifier. À côté de livraisons hollywoodiennes ou de films 'sociaux' de prime time, celui-ci aurait l'air d'un bug consternant.


Sweet Sixteen, c'est un peu Scarface malgré lui au pays de Bernie, sans le fric coulant à flot ni l'orgie de rires glauques – sans pleurs non plus. C'est la vie poisseuse tranquille, sans début ni fin, sans évasion ni possibles. Dans toutes ces conditions se retrouve un fatalisme intrinsèque, pas toujours conscient ; ces gens sont dans des flux où ils sont toujours paumés, récupèrent des miettes ; parfois on se crame, par lassitude ou comme Liam, parce que trop bouillonnant sans savoir mettre ni de mots ni de pensées sur ce qui arrive ou ce qui nous pousse. Finalement Sweet Sixteen est une confirmation des compétences de Loach, où certains aspects dissuasifs de son cinéma sont émoussés (froideur, dialectique lourde, aspect 'reportage' soigné). Il trouve la bonne mesure et offre un substitut pertinent aux compte-rendus à charge, besogneux mais pas forcément profonds (comme le sont souvent les films de Costa-Gavras).


Les allures documentaires des débuts (Family Life surtout) qui n'étaient pas nocives, ne sont plus à l'ordre du jour ; Loach crée même quelques scènes purement 'cinématographiques' (au sens où la substance est tendue vers l'abstraction, chargée de symboles), voire déréalisantes et gratuites dans les instants en musique (l'opéra en auto notamment). Ces manières s'accordent sereinement aux méthodes traditionnelles de Loach, qui n'avaient toutefois pas besoin de leur secours pour déjouer les pièges du 'caméra à l'épaule' : la sécheresse et la noyade dans l'inanité. Loach aime faire jouer des amateurs, surtout issus des classes laborieuses ; c'est le cas du jeune Martin Compston, qui démarre ici et presque par hasard une carrière d'acteur. De plus, l'héritier de la Nouvelle vague britannique (le « free cinema » des années 1956-1963) dirige ses acteurs en leur transmettant le moins d'éléments possibles et en faisant de l'avenir de leurs personnages un mystère.


Parfois les acteurs sont mis au courant de nouveaux éléments en même temps que leurs protagonistes ; c'est le cas de Liam avec le meurtre initiatique. Tuer c'est justement le nœud de l'affaire pour Liam. Il lui faudrait s'avancer, « vivre et laisse mourir » ou simplement pourrir ; laisser ses faux amis, sa famille bidon, jusqu'à sa mère ingrate et épuisée, couler comme ils l'ont toujours fait et leurs restes se désintégrer. Il s'agirait bien d'avancement, l'émancipation étant relative : l'enjeu est de passer de maillon d'un enfer trivial, d'une déchetterie sociale, à une aliénation plus pragmatique et équilibrée ; être l'officier de petits barons en costard noir. Et comme cette prise de conscience ne vient pas, malgré les démentis cinglants et les coups injustes, Liam risque de gâcher ses maigres chances, pour des sujets ne valant pas le quart du rôle qu'il leur prête dans ses chimères.


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Zogarok

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