Réalisé entre Seven et Fight Club, The Game est un peu englouti par ces deux monstres 'culte' et n'est pas le film le plus célébré de David Fincher. C'est pourtant l'un des meilleurs thrillers produits par le cinéma américain. Il recèle bien quelques maladresses, ou plutôt des contorsions excessives pour justifier son principe ; ce « jeu » complexe et monumental dans lequel un homme d'affaires extrêmement riche s'est enfermé. Sur les conseils de son frère, ex-camé qu'il ne voyait presque plus, Nicholas Von Orton (Michael Douglas – Wall Street, Basic Instinct) se tourne vers la CRS pour vivre une expérience intense et ludique. Sceptique mais ouvert, il répond aux questionnaires soumis par l'entreprise.
Ne s'attendant à rien, il se trouve bientôt absorbé dans « the game » qui lui a été promis, or il n'a aucune référence, aucune garantie et s'en est manifestement remis à une corporation hostile, fantôme qui plus est. Il a été dupé et le jeu envahit chaque parcelle de sa vie. Il tente de garder la tête froide et s'en remettre au choix le plus raisonnable, mais il sera toujours obligé de l'esquiver face à de nouvelles informations. Il se trompe de cibles car il est toujours en retard et ne peut plus savoir où est la supercherie. Retournements de situation en chaîne et insécurité totale caractérisent les heures sombres qu'il va vivre.
Le dénouement est un rebondissement de trop, menaçant la cohérence de tout l'édifice qui s'est construit pour nous et Von Orton. Des doutes multiples on peut alors passer à une certaine forme de déception : la perfection du système peut être interrogée, toutefois tout s'est déroulé dans le cadre circonscrit pour Von Orton, avec suffisamment de ressources, de flexibilité et de réactivité pour parer au maximum d'éventualités. Finalement, le jeu aurait pu s'arrêter très vite. Ce constat étant fait, on en revient au final, qui pousse la logique à un point de rupture et mise trop sur la conformité du sujet aux schémas dans lesquels il est censé s'inscrire : cette fois, la partition est trop précise, les risques écartés avec trop de facilité, la cohésion trop limpide.
Pour le reste, l'envie de revoir le film avec la conscience de l'organisation à l'oeuvre sera satisfaite ; sur 90% du métrage, tout pourra sembler limite mais tout se tient. L'emballement du sujet et la coordination du piège font l'affaire. Une mise en scène en cache une autre ; tout ça, juste pour une aventure personnelle, pour tourmenter cet homme, faire monter son adrénaline et la nôtre. Cette intensité, cette narration baroque et cette réalité tronquée par des forces invisibles et hautement rationnelles font de The Game le thriller 'maximal' et une jouissance de spectateur. Fincher y laisse une emprunte unique où exulte son talent de créateur d'ambiance (au moins autant que dans Panic Room ou Gone Girl).
La photo est raffinée, les teintes ocres et sombres, le montage nerveux (avec énormément de jump cunt) et certains moments partent ouvertement dans l'abstraction (la partie de tennis). L'enchantement s'opère, la fable se déploie : car The Game c'est aussi l'histoire d'un puissant ensommeillé, coupé de l'Humanité comme de la sienne, revenant à la vie. La mobilisation de ses instincts, ceux dont il est précisément détaché depuis sa tour d'ivoire, en fait un homme nouveau, un homme ressuscité. Le combat pour la vie le dope, alors que sa situation initiale était elle-même inquiétante, frappée par une angoisse sourde. Là aussi, en dépit des certitudes et du contrôle, une menace se faisait sentir, que le spectateur perçoit mais pas Von Orton lui-même.
Par la suite, Fincher place le public au même niveau que le personnage concernant la compréhension des événements et la détention des informations ; le monde se dérobe pour lui comme pour nous. Il faut accepter le pacte pour que le film fonctionne pleinement, puis voir les processus nous dépasser et s'accrocher néanmoins : c'est alors qu'on profite de cette expérience formidable, accident programmé d'un homme au service d'un éventuel renouveau. Quand la menace est là, même masquée, la terreur est balancée par la réaction reptilienne ; occupé à conquérir et défendre sa place, on quitte la torpeur et fait face aux démons - avec le risque que tout s'éteigne pour de bon. Voilà pourquoi The Game est une expérience aussi passionnante. C'est l'avant-goût de Fight Club sans son ironie ni sa propension au gag mesquin ; un produit brillant perché entre le Kafka de Sorderbergh et Eyes Wide Shut pour un riche.
Autres films de Fincher :
http://www.senscritique.com/film/Seven/critique/25764193
http://www.senscritique.com/film/Panic_Room/critique/25766038
http://www.senscritique.com/film/Gone_Girl/critique/43294031
https://zogarok.wordpress.com/2015/05/20/the-game/