Ce film est pour vous, pour moi, pas pour tout-le-monde

Le film commence de façon très déconcertante. Au bout de dix minutes (magistrales) , le générique apparaît avec le titre d'un autre film - Hôtel Chevalier. Tout Wes Anderson est là, dans ses bifurcations inédites et tellement signifiantes, après coup.
Ce prologue donc : un bel hôtel parisien, un couple qui se retrouve (non sans douleur) avec une Nathalie Portman, cheveux très courts, regard profond, jamais aussi belle, une chanson très kitsch, très décalée - il suffit pour s'en convaincre de regarder le vidéo clip original de Peter Sarstedt. Il n'y a aucun élément anecdotique dans cette rencontre, rien qui renvoie à des faits précis, mais la force décuplée d'une fêlure, la douleur incrustée dans la passion et les bleus qui couvrent le corps de Nathalie Portman ne sont sans doute pas seulement physiques. Dès l'attaque du film, je sais de science intime que ce film va parler de Wes Anderson, va parler de moi, de vous - pour retrouver au-delà de toute anecdote des situations essentielles qui touchent à l'universel. On approche peut-être ici (et on ne prolongera pas davantage le propos didactique,bien lourd, qui n'est pas de mise avec un tel film) de la définition du chef d'oeuvre : l'oeuvre vous atteint au plus profond mais bien au-delà de vous elle touche à l'universel. Et la chanson kitchissime (pas totalement décalée en fait, il il est question d'une femme, d'une rupture, avec des références très parisiennes et articulées à la française), cette chanson (à chacun la sienne) s'inscrit bien dans le souvenir de toute rencontre et de toute rupture amoureuse.

You talk like Marlene Dietrich / and you dance like Zizi Jeanmaire ...

Ce prologue est évidemment étroitement relié au film lui-même : le personnage et sa fêlure, le personnage même de Nathalie Portman qui réapparaîtra, bien plus tard, dans une image presque subliminale et la chanson, elle -même , également reprise et dont le principe se retrouve à la toute fin du film : le train (le second train, en fait, on y reviendra) file dans la campagne indienne, et défile en accompagnement sonore (pas décoratif !) une chanson ...Aux Champs-Elysées de Joe Dassin ! Ce décalage, encore plus fort, aussi déconcertant que drôle, est on ne peut plus signifiant : les Indes ou Paris, c'est le regard du voyageur (Schwartzman, Brody, Wilson, Wes Anderson, moi-même) qui donne son sens au voyage, qui permet de construire une vie, en intégrant des éléments, des bribes qui sont autant de fragments d'essentiel et dont la mosaïque, évidemment surprenante, constituera le plus profond de mon identité. Ces Champs-Elysées là nous ramènent directement au début du film, en boucle à l'Hôtel Chevalier et l'on est reparti pour une seconde séance.

Retour au film : au terme du prologue, évidemment essentiel, un nouveau coup de génie, un nouveau faux départ : la caméra est centrée sur Bill Murray, le grand acteur, le personnage central de (presque) tous les films de Wes Anderson, qui semble, au coeur d'une ville indienne pour le moins agitée, pressé angoissé, plus que tendu dans un taxi zigzaguant à travers des rues surencombrées, au milieu de foules bruyantes et indifférentes, de véhicules aux trajectoires incohérentes, de vaches sacrées, puis dans une gare en quête d'un billet, perdu au sein d'une foule toujours indifférente, puis en train de courir sur le quai pour rattraper son train, déjà parti - jusqu'au moment, à l'occasion d'un changement de plan percutant, où une seconde silhouette (Brody) arrive à son niveau, le dépasse, rejoint le train, saute sur le marchepieds du dernier wagon alors que le grand acteur, épuisé, à bout de souffle, reste à quai au sens le plus immédiat. Il a raté son train, il est exclu du film (même s'il réapparaîtra lui aussi dans une image subliminale en fin de film). La caméra peut désormais se concentrer sur eux, sur vous, sur moi.

Je préfère largement cette interprétation irrésistiblement drôle (et donc définitivement sérieuse) à celle que j'ai pu lire ici ou là - le départ raté de Bill Murray, effectivement personnage clé des films de Wes Anderson, toujours dans le rôle du père, rejoint ici la thématique du film, les retrouvailles des trois frères après la mort du père. Les deux interprétations sont d'ailleurs parfaitement compatibles et renvoient chacune à l'idée d'une nouvelle liberté que le voyage (et le film) vont tenter de conquérir. je préfère largement l'idée, bien plus légère, du grand acteur exclu du film pour que celui-ci puisse évoluer sans lui au rythme du Darjeeling Limited.

Le train du titre est évidemment le train de la vie. Chacun des trois frères a sa fêlure : Schwartman, cette rupture douloureuse et toujours à renaître avec une femme, Brody, l'angoisse d'une paternité trop difficile à assumer, Wilson, couvert de bandages (en écho à une tentative de suicide de l'acteur quelques mois en amont ?) une histoire à peine suggérée de relation homosexuelle avec un voyageur présent dans le train - ces douleurs ne concernent qu'eux, rien qu'eux, mais le principe du départ, du voyage pour aller au-delà en quête de réponses et en quête de soi-même est universel. Le choix de l'Inde comme lieu de pèlerinage était une évidence, évidemment ironique - en écho aux délires mystico-orientaux généralisées dans les années 70, la quête du nirvana portée par tous ceux qui partaient effectivement (les chemins de Katmandou) et découvraient surtout la misère, par ceux qui voulaient partir, par tous ceux qui faisaient semblant sur fond pré-bobo de fatras mystique et pseudo philosophique. Dès les premières images on sait que l'on ne verra pas cette Inde fantasmée : l'agitation et la violence de la ville, les regards indifférents ou très durs des voyageurs de dernière classe lorsque Adrian Brody remonte les wagons vers les compartiments de première classe, le contrôleur du premier train, sévère de chez sévère qui fera toujours planer sur les trois voyageurs les menaces de la sanction et de l'exclusion. Ils seront effectivement exclus du train, après une nouvelle saillie extraordinaire : le train s'est perdu ! "Comment un train peut-il se perdre alors qu'il est sur des rails", s'interroge un des trois frères. Tout est dit : c'est à chacun de construire son chemin.
On ne s'attardera pas sur toutes les séquences du film, qui n'ont du reste pas toutes le même intérêt - ce qui n'a d'ailleurs aucune importance. On en évoquera deux, particulièrement fortes :
- la rencontre, après maintes tribulations, au terme de la première partie du film (le premier train puis l'équipée terrestre), la rencontre des frères avec leur mère, qui elle a trouvé sa voie aux Indes, son nirvana, son ouapiti (comme dirait le sénateur Dupont de l'herbe rouge de B. Vian, qui enverra également le héros sur les roses - mais celui-ci ne s'en sortira pas), elle a donc trouvé sa voie mais dans la religion ... chrétienne. Elle les envoie clairement promener, les renvoie à leurs propres quêtes, en leur accordant juste une nuit de détente - au cours de laquelle apparaîtront les images subliminales et paisibles précédemment évoquées;
- la montée dans le second train, où, dans un très beau ralenti, les trois frères balancent de concert sur le quai (et au grand dam des porteurs) tous leurs bagages (une énorme quantité de valises, paquets, ballots qu'ils ont traînés tout au long du film), l'héritage du père, toutes les entraves pour un nouveau voyage, ouvert, ludique qui les conduira aux Champs Elysées.

Même si la comparaison peut sembler déplacée (mais après tout tout le film invite à la mise en place de passerelles et de relations inédites), on peut retrouver la pensée de Victor Segalen, voyageur et poète, observateur attentif de tout et du plus lointain, mais dans le seul but de se trouver lui-même au bout du voyage :

Tout confondre, de l'orient d'amour à l'occident héroïque, du midi face au prince au nord trop amical,
pour atteindre l'autre, le cinquième, centre et milieu
qui est moi.

On n'est pas forcément si loin du voyage du Darjeeling Limited. Mais le film de Wes Anderson reste infiniment léger, drôle, détendu et coloré - totalement accessible.

On terminera sans lourdeur sur les propos initiaux : je suis dans ce film, et bien entendu ce film va bien au-delà de moi. Ceux qui ne se sentiront pas concernés par ce voyage-là ne pourront évidemment pas monter à bord du train et pourront donc donner au film une note médiocre ou catastrophique, ce qui me semble parfaitement normal et sans aucune importance.
pphf

Écrit par

Critique lue 1.7K fois

37
9

D'autres avis sur À bord du Darjeeling Limited

À bord du Darjeeling Limited
Kobayashhi
8

Les Inconnus du Darjeeling Limited !

Il y a quelques semaines, je suis allé voir les 3 Frères le retour qui m'a laissé quelques séquelles, en effet voir ces comiques de mon enfance qui m'ont beaucoup fait rire à l'époque dans de...

le 1 mars 2014

69 j'aime

2

À bord du Darjeeling Limited
DjeeVanCleef
4

Cours Bill, cours...

Bill Murray qui est à la bourre. Bill Murray qui court. Bill Murray qui loupe son train. Bill le bienheureux. Trois frères dans un train qui traverse l'Inde pour un festival de tarins improbables ...

le 17 déc. 2013

62 j'aime

16

À bord du Darjeeling Limited
SBoisse
8

Tics, toc et quête spirituelle

À bord du Darjeeling Limited peut être considéré comme une porte d'accès à l'univers très particulier de Wes Anderson. Les décors y sont naturellement beaux (le nord de l'Inde) et l'histoire simple...

le 13 févr. 2018

59 j'aime

10

Du même critique

The Lobster
pphf
4

Homard m'a tuer

Prometteur prologue en plan séquence – avec femme, montagnes, route, voiture à l’arrêt, bruine, pré avec ânes, balai d’essuie-glaces, pare-brise et arme à feu. Puis le passage au noir, un titre...

Par

le 31 oct. 2015

143 j'aime

33

M le maudit
pphf
8

Les assassins sont parmi nous*

*C’est le titre initial prévu pour M le maudit, mais rejeté (on se demande bien pourquoi) par la censure de l’époque et par quelques fidèles du sieur Goebbels. Et pourtant, rien dans le film (ni...

Par

le 12 mars 2015

115 j'aime

8

Le Loup de Wall Street
pphf
9

Martin Scorsese est énorme

Shit - sex - and fric. Le Loup de Wall Street se situe quelque part entre la vulgarité extrême et le génie ultime, on y reviendra. Scorsese franchit le pas. Il n'y avait eu, dans ses films, pas le...

Par

le 27 déc. 2013

101 j'aime

11