Certains films disent beaucoup des sentiments d'une génération. Par exemple Éric Rohmer, dans ces contes, notamment celui d'été, communiquait grâce l'évidence des mots jolis, à la manière de Proust, les nuances fines des sentiments. À l'abordage est notre conte, c'est évident. Les acteurs qui ont l'air de n'en pas être sont éminemment justes, c'en est troublant. Autant Rohmer très bavard, écrivait ces films tel un écrivain, autant Guillaume Brac brille grâce au casting. Il créer une cohésion sublime, peut-être même encore plus belle que dans les contes ou autres très beaux films de Rohmer. Cette cohésion se remarque dans l’ambiance générale du film. Si j’ai autant apprécié Mr Lonely d’Harmony Korine c’est parce qu’on a l’impression de suivre une bande de colonie de vacances et que les liens réels se retrouvent à l’écran. Ça tombe bien, À l’abordage est une parenthèse de vacances qui ouvre des perspectives. Une parenthèse dans laquelle nous nous engouffrons avec les protagonistes, une parenthèse familière dans son cadre et en raison du caractère des personnages.


Les personnages de Rohmer sont des bourgeois qui s'embêtent. Il sera difficile d'y voir un excès d'engagement. Longtemps je me suis écharpé avec des amis qui y voyaient du pédantisme, voire presque de l'inutile. Alors, comme on ne lie pas Proust pour faire une révolution (quoique), on ne regarde pas un film de Rohmer pour préparer un cocktail Molotov. Ou alors, celui ou celle qui ose ce grand écart dans la journée devrait être notre président.e. Ces deux anciens savaient parler, tout bourgeois qu'ils étaient, et grâce à eux, on a pu faire ressortir de nos impressions des sentiments enfouis, des airs de déjà-vu, et faire renaitre des émotions vécues. En somme, une sacrée affaire. Mais dans ces contes, Rohmer était davantage écrivain.


Assez parlé de ces grands. Il faut parler de Brac ; alors, on parlera de nous. Quel film ! Et on parlera de nous parce qu’À l’abordage à la justesse d'une œuvre créée par une personne observatrice et empathique. Je ne connais pas Guillaume, mais il ne m'en voudra pas de l'appeler par son prénom. Il est passé par la fabuleuse Clef et son affiche y trônait fièrement, signe d’une tendance de notre génération.


Une génération qui se comporte dans le film comme elle en a l’habitude. Un soir de vacances, après avoir comblé les heures de la journée par un tas d’activités rythmant l’été, quatre personnages passent une soirée, chez Martin, l'ami de Nicolas. Dans la pièce, on retrouve aussi Alma et sa sœur, Lucie. Cette soirée est illustrée avec les objets des soirs d’été. Martin échange avec Alma et Nicolas avec Lucie. Deux sont à l’intérieur, les deux autres sur la terrasse, un chien navigue entre les deux espaces. La délicatesse de la mise en scène et de la direction d'acteur remplace formidablement le verbiage de Rohmer. Il y a des temps de pause et des hésitations, même si le texte nous enchante aussi par son degré comique. On dirait que les acteurs viennent de se rencontrer. Pour Martin, le climat et l'apocalypse en marche sont suffisants pour se tirer une balle et ne pas avoir envie de rire. Les pulvérisations d’une solution antistress ressemblant à un anti mauvaise haleine ne calment pas les craintes du jeune saisonnier, mais nous amuse beaucoup.


La réussite du film réside dans l’alchimie qui se tisse au fil de l'histoire entre les acteurs qui, jusqu'à la dernière scène nous laisse penser que l'improvisation est à sa juste place. Ce sentiment d’improvisation et de légèreté commence lorsque Chérif rencontre Héléna dans les toilettes communes extérieures. C’est une des premières scènes qui se déroule officiellement dans le camping, au petit matin. Le choix des lumières et la place de cette scène dans le montage indique délicatement que nous sommes à l’aube du récit, que les bases sont posées. À nous, spectateur, de poser la tente et d’y passer la semaine. Le lieu est minutieusement choisi. Chez nous, on se prépare dans la salle de bain, en lieu clos et intime. Ici, l’intimité est différente, mais elle existe malgré tout. Si elle existe c’est que règne une forme de confiance. Le bébé d'Héléna, acteur à part entière de la scène et sans le savoir, provoque l'improvisation. Il joue, mais pas d’un jeu d’acteur. Ces mouvements avec les jouets que lui donnent Chérif ne peuvent être dirigé. Le bébé et ses mouvements sont "objets" de réactions. Les réactions des comédiens sont complètement naturelles. Ils jouent avec un bébé et tissent un dialogue grâce au véritable jeu de l’enfant, laissant de l’espace à une improvisation constante. Cette scène dessine le ton du film et le début de la belle histoire entre les trois personnages.


L'assaut initial de Félix, armé de sa vodka oasis, partant danser dans les arènes du quai de Jussieu, entraîne un abordage collectif. Il y rencontre Alma. Pour lui faire la surprise, il motive son ami Chérif à partir, pour pas cher dans le sud de la France. Partir à l'abordage c'est rester là où le destin cherche à nous retenir. C'est perdre un peu de ses maladresses dans une zone de confort nouvellement créée. C'est la nouveauté, même si elle passe par la création d'une zone sereine. Partir à l'abordage, c'est tenter l'expérience sans même connaître son aboutissement. C’est sortir de ses tourments et jouer en public.
Chérif quant à lui sort de sa timidité en faisant confiance à sa gentillesse et en écoutant son corps. Il finira par trouver un amour qui sera peut-être plus qu'une amourette de vacances. Il semble ne pas les aimer hors de chez lui, loin d’un panier de basket et de son ordinateur, mais ici, il consent d'y rester. Il préfère ses habitudes, et malgré sa bonne humeur, la solitude. Il aime parce qu'il est doux et qu'Héléna voit en lui et dans leur relation, une zone de tendresse et de parole importante pour la jeune maman.
À la fin du film, Chaton danse avec une femme du camping, à la beauté incertaine et sûrement habituée du lieu, à peine une actrice. Il n'a que faire de l'apparence. Personne ne sera là pour l'appeler, pas même sa mère qui disparaît du récit. Elle lui donne un surnom, au téléphone, lorsqu’il conduit les deux amis au camping. Sa mère, que l’on entend juste lors de cet appel, nous aide à saisir la personnalité d'Édouard, puis elle est oubliée.
Félix à le courage du Don Juan qu'il condamne. Ce Don Juan c’est Nicolas, qui finalement se transforme en un séducteur, enchainant les petits boulots, œuvrant pour le simple, lui que l'on pensait dragueur éperdu et corrosif. Il séduit finalement Lucie, la sœur d'Alma, qui aura mis du temps à oublier la jalousie pour sa sœur. L’amour simple lui redonne confiance.
Enfin, Martin trouve le beau qui apaise ses névroses en regardant le bébé d'Héléna dormir. Il en a l’occasion lorsque Chérif part danser avec au Héléna au bar du camping. Un nourrisson qui dort lui prouve que la vie vaut la peine d'être vécue et que le souffle pousse à l'abordage.


Bref, ce film à une très belle légèreté et cet écrit ne transposera peut-être insuffisamment les sentiments agréables qui se sont mêlés lorsque je l’ai vu. La délicatesse et les imperfections des acteurs sont une richesse pour le film. Ces qualités sont peut-être aussi les plus belles que peuvent nous offrir l’amour. C’est le thème principal d’À l’abordage et même les galériens peuvent y reconnaître des grands sentiments amoureux ou amicaux. Un bon Rohmer 2.0 parce qu’en plus des mots ce sont des corps qui œuvrent pour ce conte. Des mots qui plus est réactualisé car le langage de Rohmer peut paraitre désuet. Les gestes et les mots d’À l’abordage offre un des plus beaux films de cette année.

CorentinBourachot
10

Créée

le 31 mars 2022

Critique lue 90 fois

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