« Clairvaux, abbaye dont on a fait une Bastille » (V. Hugo)

L’Abbaye de Clairvaux fait partie de ces lieux qui jouissent du privilège paradoxal que l’on s’étonne presque de les voir exister et s’inscrire véritablement dans l’espace, tant la littérature les a comme ravis et happés dans sa propre dimension, plus virtuelle et imaginaire que ancrée dans le réel. L’auteur de ce coup de force est, bien évidemment, dans le cas de la prison de Clairvaux, le monumental Victor Hugo, ainsi que son court roman, œuvre de jeunesse, Claude Gueux (1832), dont l’action s’inscrit presque intégralement à l’intérieur de ces murs autrefois sacrés. La démarche d’Eric Lebel est d’autant plus salutaire, arrachant le lieu au mythe qui le virtualise et lui restituant son existence bien réelle, de pierre et d’espace.

Suite au point de passage presque obligé qu’est le survol, permettant de prendre la mesure de la surface occupée par l’Abbaye de Clairvaux, fondée en 1115 par Bernard de Fontaine dans le Val d’Absinthe (un val pas totalement destiné par son nom à accueillir des bâtiments voués à l’abstinence et à la sobriété !), au bord de l’Aube, c’est par le truchement de quelques êtres humains finement choisis que le documentaire s’insinue entre ces murs, aussi bien conventuels que carcéraux, selon les différents bâtis qui ont peu à peu enrichi l’édifice originel. Nos guides sont ainsi quelques figures marquantes, éminemment uniques, et en cela témoins de l’incontestable supériorité du documentaire sur la fiction : Michel, dont le parcours non linéaire n’est pas sans évoquer, la médiatisation en moins, celui de Michel Vaujour, restitué dans le documentaire saisissant de Fabienne Godet, Ne me libérez pas je m’en charge (2009) ; un autre détenu plus jeune, officiant volontiers en cuisine et non moins captivant, un moine, du personnel pénitentiaire, représenté aussi bien par le directeur que par des travailleurs sociaux… Ce qui fascine est la profonde sagesse dont tous font montre, comme si ces murs - même édifiés en 1970, sous la forme d’une prison plus moderne, Maison Centrale en fonction jusqu’en mai 2023, juste à côté de la plus ancienne des abbayes primaires - distillaient une souterraine mais efficiente invitation à la méditation, au recueillement, voire au dépouillement… Les problématiques abordées par les uns et les autres sont sœurs, ou cousines : la privation ou le renoncement à la liberté, la vie en communauté, le rapport à ce lieu clos, à l’espace qu’il délimite et contient, à l’espace dont il sépare…

L’image, d’Eric Lebel lui-même, secondé par Romain Berthiot, également au son, où il est lui-même accompagné de Guillaume Lebel, est précise, presque systématiquement structurée par les lignes droites qui disent la rectitude de la règle, que celle-ci soit monacale ou carcérale, son caractère certes contraignant mais aussi, à la fois paradoxalement et finalement logiquement rassurant, au sein d’un monde individualiste à l’extrême, et qui a tout simplement tendance à laisser à l’abandon.

Une œuvre qui rejoint sans pâlir les rangs de ses illustres aînées consacrées à l’univers des prisons, qu’il s’agisse de Femmes de Fleury (1999), de Jean-Michel Carré, qui fait d’ailleurs partie des co-producteurs de celle-ci, ou du plus récent, mais non moins superbe La Liberté (2019), de Guillaume Massart. On apprend incidemment que l’ensemble des bâtiments a été repris, depuis 2023, par le Ministère de la Culture. Espérons que celui-ci saura prolonger de belle manière l’existence de ces murs qui ont déjà recueilli tant d’histoires et de vies dont ce documentaire nous renvoie un éclat si prégnant. 



Critique également disponible sur Le Mag du Ciné : https://www.lemagducine.fr/cinema/critiques-films/a-lombre-de-labbaye-de-clairvaux-2024-ffilm-eric-lebel-avis-10071351/

AnneSchneider
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le 1 oct. 2024

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