Une pièce lugubre aux murs grisés par la saleté. Un lit en métal. Une couverture au drap blanc qui laisse deviner la présence d’un personnage. Elle se soulève laissant place à deux hommes enlacés, l’un plutôt âgé au visage inexpressif, l’autre, plus jeune au grand sourire naïf qu’on surnommera plus tard « Le muet ». Ils jettent des coups d’oeil à la caméra sans réellement y prêter attention. Aucune musique. Simplement les dialogues des patients, leurs rires, leurs cris. Wang Bing annonce la couleur du documentaire qui va suivre : une mise en scène sans fioritures, qui ne tente pas de nous imposer des émotions mais bien de nous laisser livrés à nous-mêmes, tout comme le reste des patients.
La mise en scène laisse de côté tout effet de style et favorise les longs plans séquences et plans fixes judicieusement cadrés. Wang Bing réussit à capter le quotidien de ces hommes dans sa simplicité et sa monotonie. Son maitre-mot : l’authenticité. La très faible utilisation du montage permet d'éviter la dynamisation du film par un rythme superficiel qui différerait du véritable rythme de vie dans l’hôpital. On ne regarde d’ailleurs pas vivre les patients, on vit avec eux à travers le principe totalement immersif qu’adoptent le réalisateur et sa caméra. C’est par des petits détails que le cinéaste montre sa position intra-diégétique. Les hommes sont conscients de sa présence, s’adressent à lui parfois mais sans jamais prendre la position de « sujet observé ». Le regard porté sur eux est avant tout celui d’un homme, presque d’un camarade de chambre; si bien, que l’on s’attache à ces personnages comme à de vieux amis avec qui l’on aurait partagé le supplice de l’enfermement et qu’on ne voudrait plus quitter.
Wang Bing nous plonge au coeur de ce bâtiment froid et matérialise la seule sensation de chaleur et d’évasion par l’omniprésence des lits dans la vie des pensionnaires, objet représentatif de leur unique liberté : le sommeil. On ne sait pas toujours s’il faut rire ou pleurer de leurs comportements enfantins parfois agressifs parfois très affectifs mais surtout constamment à la recherche de communication et de contact avec l’autre. On observe, on examine, on cherche ce qui finalement les éloignerait tant de nous et justifierait la place qu’ils occupent.
« S’ils disent qu’un homme est fou, il est fou. Mais est-il vraiment fou ? » C’est la simple question que pose un patient lors d’une promenade au détour des couloirs du bâtiment. C’est finalement cette question que l’on se répète tout le long du film comme une rengaine. Jugés fous par leur famille, le gouvernement, pour leurs aspirations religieuses ou pour autres raisons multiples ces hommes partagent leur quotidien carcéral qui dure depuis plus de 10 ans pour certains. Wang Bing, à travers des moyens de tournage plus que modestes, redonne leur humanité à ces personnes exclues, oubliées, presque effacées de et par la société. Il essaie de restituer à chacun sa personnalité, son histoire, son individualité...
"À la folie" c’est la réalité sans ornement inutile mais qui, passée par l’oeil du documentariste, nous offre à voir ses messages cachés, ses questions profondément humanistes, cette beauté qui mérite d’être observée. Le titre parle de lui-même. L’avis ne peut être modéré, on aime ou on déteste. Mais armé de patience et d’ouverture d’esprit, les 4 heures passées dans le quotidien de cet hôpital psychiatrique ne laissent en tout cas pas intact.