Les premières minutes de A Most Violent Year se jouent de nous. Le film au titre déjà évocateur s’ouvre sur Inner City Blues de Marvin Gaye qui chante « Money, we make it ; Fore we see it you take it », tandis qu’un homme fait son footing du matin. Plus tard, une valise remplie de billets de banque à la main, ce même homme se rend dans un vieil entrepôt à l’aspect douteux pour une transaction. Si l’on rajoute à cela son camel coat et sa coiffure impeccable, l’entrepreneur Abel Morales (Oscar Isaac) renvoie immédiatement l’image du gangster de cinéma classique, celle du mafieux qui cache sous ses vêtements chics et son panache de sombres histoires de violence qui lui ont permis d’arriver jusqu’au sommet. Un hispanique prêt à tout pour réussir ? On a déjà vu ça, qui plus est dans ce même cadre du début des années 80 qu’installe le film. En effet, A Most Violent Year développe quelques troublantes similarités avec le Scarface de De Palma, jusque dans la coiffure de la femme de Abel, Anna (Jessica Chastain) : physiquement, cette beauté froide est la copie conforme de Michelle Pfeifer en Elvira.
Et pourtant, la comparaison d’Abel avec Tony Montana s’arrête là. Car pour commencer, le vieil entrepôt dans lequel il se rend est en fait un terminal de livraison en bordure d’un fleuve, qui l’aidera à accroître de façon exponentielle son activité de transport de fuel. Pour se procurer le terrain, Abel traite non pas avec des truands mais avec des juifs qui lui font signer un contrat en bonne et due forme. En self-made man endurci, Abel est donc un directeur intègre qui refuse de s’écarter du droit chemin pour mener ses affaires. Quoi de plus normal pour un homme dont le nom est « Morales » ?
Malgré les influences évidentes des films de mafia, J. C. Chandor va justement traiter son film de manière inverse : comment un homme peut-il respecter ses idéaux dans un monde corrompu ?
Car le sort semble s’acharner sur le pauvre directeur en cette dure période : pour maintenir à flot son entreprise Standard Heating Oil dont il est si fier, Abel va en effet devoir gérer une multitude de complications : une enquête pour fraude, des concurrents jaloux de sa réussite, des braquages à répétition contre ses camions de transport, un entourage apeuré désireux d’acquérir des armes… Sans oublier qu’il doit respecter le contrat signé avec les juifs, stipulant qu’il doit leur remettre 1,5 millions de dollars. L’échéance du contrat approchant et sa banque l’ayant lâché financièrement, Abel va alors devoir lutter pour ne pas tomber dans la facilité de l’illégalité.
En dépit de ses multiples intrigues, le récit n’échappe pas à de nombreuses longueurs qui empêchent de s’immerger complètement dans le film. Chandor prend un peu trop son temps pour installer son histoire, la première heure étant consacrée au développement des problèmes qui jalonneront le parcours d’Abel et la deuxième à leur résolution (ou pas).
Mais les apparences sont souvent trompeuses. Telle la première scène qui nous vend un personnage mafieux, tout ne sera que trompe l’oeil ou hors champ. La violence physique ne sera que très peu présente autour du personnage principal, contrairement à une pression psychologique continue, que symbolise parfaitement le contrat signé : la violence exercée est morale : Abel n’est pas en danger de mort, mais peut perdre tout ce qu’il a construit au fil des années. Malgré le fait qu’il souhaite rester blanc comme neige, son environnement le contraindra à se salir. La scène où il sort de sa maison pieds nus pour pourchasser un intrus et se blesse en est significative : tout est glacial autour de lui, que ça soit au niveau professionnel ou personnel.
Une atmosphère froide renforcée par une mise en scène de Chandor très formelle et une photographie magnifique, chaque plan étant très travaillé, très esthétique.
La lenteur (assumée) du film parfois pesante n’empêchera toutefois pas de suivre le parcours d’Abel, Chandor ayant l’intelligence de confronter un personnage plus ou moins manichéen à un entourage et environnement qui ne le sont pas, l’empêchant d’appliquer son éthique.
Car il suffit de gratter sous la surface, ou plutôt sous la neige, pour voir que les beaux manteaux et les belles paroles ne font que camoufler un American Dream de surface, la corruption et le mensonge régnant en maître. « The way they do my life ; Make me wanna holler » chantait après tout Marvin Gaye en début de film…